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Libération
Tourisme humanitaire

Xavier Zunigo : «Le pauvre en bas de chez vous, lui, il peut vous engueuler»

Le sociologue Xavier Zunigo décrypte les motivations des touristes humanitaires, plus enclins a aider les démunis s’ils sont loins.
A Titanyen, en Haiti, en janvier 2013. Des groupes d'Américains paient pour une semaine de «bénévolat» par le biais de l'organisation chrétienne Healing Haiti. (Photo Corentin Fohlen. Divergence)
publié le 15 août 2016 à 18h41

Xavier Zunigo, directeur de l'agence d'enquêtes sociologiques Aristat, est l'auteur de Volontaires chez Mère Teresa (Belin, 2003) et Visiter les pauvres : sur les ambiguïtés d'une pratique humanitaire et caritative à Calcutta (Le Seuil, 2007).

Comment expliquer l’émergence du tourisme humanitaire ?

Cette pratique surfe sur l’engouement pour l’humanitaire des années 90. C’est une figure atypique du touriste, qui est dans la position du spectateur mais la dimension du «faire» est très présente. Certaines formes peuvent être extrêmes, catholiques, ascétiques, ou plus triviales. C’est un marché, il y en a donc pour tous les goûts.

Le phénomène est né de l’épuisement des formes purement distractives du tourisme : le voyage à l’étranger s’est popularisé et l’humanitaire a été publicisé sous des formes héroïques. Seulement, l’humanitaire s’est professionnalisé, normé, et donc clôturé : on ne peut plus faire tout et n’importe quoi. Du coup, le tourisme humanitaire offre une alternative pour satisfaire une volonté de s’engager. Le droit d’entrée y est faible, ce qui permet d’accéder à des responsabilités, d’être en charge de tâches qu’on n’aurait pas l’opportunité d’exécuter dans un autre cadre. Lors de mon enquête dans les centres fondés par Mère Teresa à Calcutta, les touristes se félicitaient de pouvoir toucher les malades, ce qui n’est pas possible en France.

Aujourd’hui, les ONG voudraient canaliser cet engouement dont elles sont en partie responsables : leurs campagnes d’appel de fonds attirent aussi les volontaires en tout genre, qui aspirent à une sorte d’engagement en CDD, rentrant chez eux quoi qu’il arrive pour poursuivre leur carrière.

Comme si la bonne volonté suffisait pour soigner le pauvre à l’étranger, alors qu’en France c’est un métier…

Dans les ONG professionnelles, un volontaire, même étudiant en médecine, peut être cantonné à trier des médicaments. L’action est à distance, une médiation est introduite entre l’individu et la réalisation de son travail. C’est déjà bien, même si en termes de retour symbolique sur investissement, cela reste relativement faible. Alors le marché de l’humanitaire low-cost se développe, des associations plus ou moins farfelues ou structures religieuses locales prennent en charge, contre un dédommagement, toutes ces bonnes volontés et offrent un accès direct aux pauvres. Là, l’individu obtient des profits symboliques personnels importants, de façon immédiate.

Quels sont ces profits symboliques ?

Aux XVIIIet XIXsiècles, on s'investissait dans les œuvres de l'Eglise, espérant des gains en termes de notabilité, de vertu. Idem avec l'action humanitaire : elle fonctionne comme une entreprise de certification des vertus morales, sociales, éthiques, valorisables dans son entourage ou sur un CV. Cela permet de dire qu'on n'est pas qu'un être futile et matérialiste. Cette grande mécanique se reflète dans l'iconographie humanitaire. C'est toujours la même photo : soi, unique, seul, au milieu des pauvres, eux, en nombre. Pourtant, le travail humanitaire est collectif. Cette mise en scène porte un message : «Ils avaient vraiment besoin de moi, ils sont tellement nombreux.»

Néanmoins, ce sont des expériences très structurantes, qui marquent, sans réorienter les trajectoires sociales. D’abord, la réalité de la pauvreté vient contredire la conception parfois misérabiliste qu’on en a. Et puis les volontaires font des choses dont ils se pensaient incapables : soigner, enseigner, mais aussi des tâches simples, jouer à l’ouvrier ou à la femme de ménage, qui apparaissent d’autant plus extraordinaires qu’ils n’y sont pas condamnés.

Pourquoi vouloir s’occuper des pauvres qui sont loin ?

C’est plus attractif à l’étranger, auprès des vrais pauvres du tiers-monde. L’image du petit Africain aux grands yeux, fruit des stratégies marketing des grandes ONG, est puissante. En outre, avec ces pauvres, il n’y a pas de passif, alors qu’en France on a les Roms, les réfugiés, les SDF… Les pauvres sont des gens pénibles, qui mendient, dorment dans votre hall d’immeuble. La pauvreté internationale est abstraite, méconnue, lointaine…

Surtout, la pauvreté que l’on côtoie est prise en charge par le travail social qui, fondamentalement, pose une question politique. A l’étranger, on s’épargne souvent toute réflexion politique, tout questionnement sur l’intérêt réel de son intervention. Cette abdication intellectuelle permet d’amplifier le profit symbolique pour le touriste humanitaire. Il est complètement dédié à lui, à son œuvre. Ne pas pouvoir se parler compte beaucoup. Le pauvre en bas de chez soi peut vous engueuler, alors que l’orphelin cambodgien, on ne comprend rien à ce qu’il dit. On revient à de la communication primaire : des gestes, des regards, des intonations… L’expérience sera vécue comme d’autant plus intense.