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Libération
Caucase

A Khurvaleti, le grand fossé géorgien

Depuis la guerre russo-géorgienne de 2008, la région est devenue une enclave indépendante de fait et occupée par l’armée russe. Une situation qui paralyse la vie de Khurvaleti, village coupé en deux par une frontière officieuse et en proie aux oukases de Moscou.
Le président géorgien, Guiorgui Margvelachvili (au premier plan à droite), accompagné de son homologue slovaque, Andrej Kiska, à Khurvaleti. (Photo L. Blagonravova. AFP)
publié le 29 août 2016 à 19h21

La croix orthodoxe, attachée au rétroviseur intérieur du 4 × 4 de l'armée, vole dans tous les sens. «Ils ont dit qu'ils referaient la route le mois prochain», assure le soldat au volant qui, malgré les violentes secousses, ne conduit que d'une seule main. Le véhicule dépasse un poste de contrôle géorgien où, sous un soleil de plomb, d'autres soldats observent les va-et-vient des passants. «Nous connaissons par cœur les gens qui habitent ici», explique son collègue assis sur le siège passager, crâne rasé et lunettes de soleil sur le nez. Pour les étrangers, des papiers d'identité, voire une escorte militaire, sont nécessaires. A une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale géorgienne, Tbilissi, le chemin mène à Khurvaleti, un petit village coupé en deux entre la Géorgie et l'Ossétie du Sud, depuis la guerre éclair russo-géorgienne de 2008. De part et d'autre de la route, on aperçoit, de temps en temps, une maison cachée dans les broussailles.

Dix longues minutes sont nécessaires pour arriver au bout du périple. Là, des barbelés érigés par les Russes stoppent les voyageurs imprudents. «Attention ! State border ! Passage is forbidden !» («Frontière d'Etat !» «Passage interdit !»), peut-on lire sur une grande pancarte verte, de l'autre côté de la ligne, également traduite en géorgien. Sur le côté, un piètre poste d'observation russe en tôle est installé. Les soldats russes patrouillent régulièrement le long de la ligne, veillant à ce qu'aucun Géorgien ne s'aventure au-delà.

«Tombes»

C'est de l'autre côté de ces barbelés, du côté sud-ossète, que vit Malkhaz Vanishvili, un homme de 27 ans. Il avance prudemment, veillant à ce qu'aucun soldat russe ne le voit parler à des journalistes. «[Les militaires russes] sont très fâchés quand je donne des interviews, explique-t-il. Ils viennent à la maison et me demandent ce que j'ai dit.» Malkhaz a rejoint après la guerre ses grands-parents, qui habitent cette vieille maison, accolée aux barbelés. Sa vie est le symbole de cette guerre. Sa maison de famille est côté sud-ossète, leurs champs côté géorgien. Malkhaz n'a pas de travail. «Travailler où ? Tout est à l'arrêt», lâche-t-il désabusé. Il reçoit une pension de l'Etat géorgien, qui l'oblige, ironie du sort, à franchir régulièrement et de façon illégale les barbelés pour aller faire ses courses, à Gori, la ville géorgienne la plus proche. «Il n'y a pas de futur ici», admet-il. Pour autant, il ne compte pas partir : «Comment je pourrais quitter mes grands-parents ?» interroge le jeune homme.

Comme Malkhaz, de nombreux Géorgiens subissent cette situation sur la ligne de démarcation entre l'Ossétie du Sud et la Géorgie, mais aussi dans les zones frontalières avec l'Abkhazie, région au nord-ouest du pays, dont l'indépendance a aussi été reconnue par la Russie. «Cela crée beaucoup de drames dans la vie quotidienne de ces personnes. Les familles sont séparées. Elles ne peuvent plus communiquer ou se recueillir sur les tombes de leurs proches qui se trouvent de l'autre côté», décrit à Libération Ketevan Tsikhelashvili, la ministre d'Etat pour la Réconciliation et l'Egalité civique.

Kidnappings

Malgré le cessez-le-feu controversé, négocié par Nicolas Sarkozy et signé le 16 août 2008 par la Géorgie et la Russie, les incidents sont réguliers sur ces «administrative boundary lines» («lignes de démarcation administratives»), terme privilégié par le gouvernement géorgien à celui, trop abrupte, de «borders» («frontières»). En mai, Giga Otkhozoria, un Géorgien de 31 ans qui transportait de la nourriture pour les funérailles de sa tante dans le district de Gali, en Abkhazie, a été abattu de six balles par un garde frontière abkhaze au check-point Khurcha-Nabakevi. L'homme avait refusé de donner de l'argent en échange de son passage. Des témoins ont assisté à la scène, une caméra de surveillance a tout enregistré. Mais le meurtrier présumé, formellement identifié, n'a toujours pas été emprisonné.

Les kidnappings sont aussi monnaie courante sur les lignes de démarcation. Le 14 août, deux Géorgiens, Levan Morgoshia et Pridon Matkava, qui habitent le village de Rukhi, près de la ligne abkhaze, ont été enlevés par des soldats russes. Ils sont accusés d'avoir «traversé illégalement la frontière», alors qu'ils étaient, selon des témoins, en train de pêcher le long d'une rivière. Ils ont été transférés au centre de détention de Gali et n'ont toujours pas été libérés.

Au village de Khurvaleti, les militaires disent faire «leur maximum» pour éviter ce genre d'incident. Mais il est déjà arrivé qu'ils ne parviennent pas à dissuader certains habitants, qui avaient trop bu, de traverser la frontière pour rejoindre leurs proches. Les Géorgiens kidnappés restent généralement de quelques jours à plusieurs mois détenus, avant que leur famille ne paie une «rançon» pour leur libération.

La mission d'observation de l'Union européenne en Géorgie (EUMM), instituée en 2008, effectue elle aussi des patrouilles régulières le long des lignes de démarcation. Le but : prévenir toute reprise des hostilités. Dans les faits, son rôle est limité : l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud refusent toujours l'accès de la mission de leur côté de la ligne. Des réunions dans le cadre du mécanisme de prévention et de règlement des incidents (MPRI) se tiennent régulièrement depuis 2009 pour maintenir le dialogue entre toutes les parties. Un «téléphone rouge» a également été mis en place en cas d'altercation sur le terrain.

Face à la multiplication de ces incidents, les autorités géorgiennes jouent la carte de l'apaisement et de la stabilité. «Nous avons vu beaucoup de provocations ces dernières années. Nous devons avoir les nerfs solides et faire preuve d'une approche prospective pour localiser les réactions à ces provocations et ne pas les transformer en conflit. Ce n'est pas facile», admet Ketevan Tsikhelashvili. La Russie, elle, continue d'avancer ses pions, inlassablement.

Oléoduc

A l’été 2015, Tbilissi accusait Moscou d’avoir déplacé les marqueurs de la frontière entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud, à proximité de trois villages géorgiens. En grappillant petit à petit des bribes de son territoire, le gouvernement géorgien soupçonne la Russie de vouloir faire passer en Ossétie du Sud une partie de l’oléoduc reliant Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, au port géorgien de Soupsa, sur la mer Noire.

Ultime provocation : Leonid Tibilov, le «président» sud-ossète, a réitéré en mai son intention d'organiser un référendum courant 2017 pour le rattachement de l'Ossétie du Sud à la Fédération de Russie. «C'est tout sauf un référendum, s'emporte Ketevan Tsikhelashvili. C'est complètement illégal, car il s'agit d'un territoire occupé. Même d'un point de vue pratique, quelles voix allons-nous entendre ? La population est partie. Il s'agit d'un outil politique pour continuer à faire pression sur la Géorgie.» Alors que la Crimée, région annexée par Vladimir Poutine en 2014, est au cœur d'un brusque regain de tensions ces dernières semaines entre l'Ukraine et la Russie, la Géorgie redoute, elle aussi, la moindre étincelle dans ses régions. «C'est une priorité d'être extrêmement pacifique, maintient la ministre pour la Réconciliation. Nous avons vu assez de guerres.»