Du bâtiment, il ne subsiste qu’un squelette de béton chancelant. Autour, tout a été entièrement soufflé. Ne restent que les ruines. Il était aux environs de 7 heures du matin ce 26 août quand le quartier général des forces antiémeute de la ville turque de Cizre a été frappé par une attaque à la voiture piégée. Bilan : 11 policiers tués et près de 80 personnes blessées. Un attentat revendiqué dans la foulée par le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.
Un nouveau drame dont Cizre et le sud-est de la Turquie (à majorité kurde) sont coutumiers. Cet hiver, cette cité frontalière de l’Irak a été le théâtre d’une sanglante lutte entre l’armée et les rebelles du PKK (organisation classée terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l’UE) lourdement retranchés derrière des barricades dans le centre-ville. Pendant deux mois et demi, la population est prise au piège du couvre-feu imposé par les autorités. Plus de 600 membres du PKK, des dizaines de soldats et une centaine de civils vont périr.
Guerre urbaine
Des scènes de guerre civile dont le Sud-Est se pensait enfin débarrassé depuis qu'Abdullah Ocalan, l'historique leader du PKK (emprisonné depuis 1999), a appelé les combattants kurdes à mettre fin à la lutte armée. Au printemps 2013, un fragile cessez-le-feu avait bien été déclaré. Mais la paix n'aura tenu que deux ans et demi. Après l'attentat sanglant de Suruç contre des jeunes militants kurdes de gauche en juillet 2015 (33 morts, une centaine de blessés), attribué à l'EI, le PKK, accusant le gouvernement de complicité, rompt la trêve. Il lance alors une stratégie de guerre urbaine dans les villes du Sud-Est, espérant instaurer une «autonomie démocratique» à l'image de celle gagnée par les combattants des YPG - organisation sœur du PKK - en Syrie. «La réponse du gouvernement à cette guerre urbaine qui a tué plus de 5 000 rebelles kurdes et près de 680 membres des forces de sécurité a été forte et efficace, constate Vahap Coskun, enseignant à l'université Dicle de Diyarbakir. Et le PKK a perdu cette bataille. Désormais, le groupe ne peut plus opérer dans les centres-ville. Avec tous ces morts, tous ces dégâts, il n'a plus le soutien des populations.» Et d'ajouter : «Sans ce soutien, le PKK a donc dû passer à un autre mode d'action pour frapper l'armée : les attentats, que l'on voit désormais se multiplier. Mais là aussi l'opinion publique et les politiques sont très critiques de l'organisation.»
Bélligérants butés
Conscient de perdre la bataille du Sud-Est, le PKK décide alors de déplacer la guerre. Grâce à une organisation prête-nom ou dissidente (les avis divergent) : les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK). Le groupe kurde frappe à plusieurs reprises Ankara et Istanbul par de sanglants attentats (76 morts, militaires et civils). La semaine dernière, le PKK a même revendiqué une attaque contre un convoi transportant Kemal Kiliçdaroglu, leader du parti d'opposition laïc, le CHP, dans la région d'Artvin, proche de la Géorgie. Une attaque du PKK loin de ses bastions qui ne surprend pas Vahap Coskun : «Depuis plusieurs mois, le groupe coopère avec des organisations révolutionnaires turques qui lui permettent d'étendre sa lutte dans de nouvelles régions». Dans ce contexte de violences, difficile donc pour les Kurdes de Turquie (environ 20 % de la population) d'imaginer la fin prochaine d'un conflit qui a coûté la vie à plus de 45 000 personnes en trente ans et pour lequel Ankara aurait déjà dilapidé plusieurs centaines de milliards de dollars. D'autant qu'aucun des belligérants ne semble prêt à céder un pouce de terrain. Le Premier ministre turc, Binali Yildirim, martèle, lui, que son gouvernement «n'entrera pas dans un dialogue avec l'organisation terroriste». Une position ferme et logique, estime Nihat Ali Ozcan, spécialiste des questions de sécurité : «L'opinion publique turque est actuellement très en colère contre le PKK. Si l'exécutif fait quelques concessions, il pourrait perdre le soutien de la population, notamment des franges nationalistes.»
Un dialogue rejeté
Du côté des rebelles kurdes, on cherche à profiter au maximum du chaos sécuritaire né au lendemain du coup d'Etat manqué du 15 juillet. En effet, la police, l'armée et les renseignements ont été lourdement purgés des membres soupçonnés par Ankara d'appartenir au mouvement de l'imam Fethullah Gülen. De quoi «créer des failles sécuritaires dont le PKK profite, analyse Nihat Ali Ozcan. Le groupe pense ainsi pouvoir forcer le gouvernement, confronté à la purge des gulénistes, la menace de Daech et désormais l'opération contre les combattants kurdes en Syrie, liés au PKK, à revenir à la table des négociations.» La vaste opération de démantèlement de «l'Etat parallèle» guléniste semble cependant redonner un peu d'espoir à certains observateurs indépendants sur l'avenir du Sud-Est. «Le mouvement guléniste a toujours été opposé au dialogue avec le PKK, résume Vahap Coskun. Ses membres dans l'armée, la justice ou les médias ont mené de nombreuses actions pour saboter le processus de paix.» L'universitaire rappelle notamment l'arrestation massive en 2009 - en pleines négociations entre Ankara et le mouvement armé - de centaines de représentants politiques kurdes ou la fuite d'une vidéo dévoilant la tenue de rencontres secrètes entre le renseignement turc et le PKK en 2011.
Reste que du côté des politiques locaux, on ne se fait guère d’illusions. «Erdogan n’a pas de solution et il n’en cherche pas», dit ainsi Nazmi Gür, cadre du HDP, parti majoritaire dans les régions kurdes. Son leader, Selahattin Demirtas, a récemment offert - une fois encore - de jouer un rôle dans le retour au dialogue. L’exécutif, lui, campe dans un silence qui «ostracise» politiquement le HDP, accusé d’être la vitrine du PKK. Et Nazmi Gür de désespérer : «Le président Erdogan maintient volontairement la guerre en refusant de négocier avec le PKK. Cela lui bénéficie électoralement. Et malheureusement pour nous, quand il y a la guerre, il ne reste presque plus de place pour la démocratie et les espoirs de paix.»