Une investiture, enfin, ou bien la plongée un peu plus profonde dans l’instabilité politique? Après huit mois sans exécutif, sommé par Bruxelles de ficeler ses comptes au plus vite (sauf à écoper d’une lourde amende), et donc pour cela de former un gouvernement, l’Espagne saura mardi s’il peut y avoir un pilote dans l’avion. Dans l’après-midi, le Premier ministre sortant, le conservateur Mariano Rajoy, montera à la tribune de la chambre basse des députés, à Madrid, pour tenter d’être investi par une majorité suffisante. Une possibilité très hypothétique, étant donné la position de blocage défendue par le PSOE (parti socialiste), deuxième formation parlementaire avec 85 sièges. Avec seulement 137 députés, loin des 168 requis pour la majorité absolue, les conservateurs sont dans l’obligation de ratisser large pour moissonner des soutiens.
Deux législatives stériles en six mois
Au terme d'un feuilleton estival qui a privé de vacances les responsables politiques, à la recherche d'un impossible accord, le suspense post-électoral s'inscrit dans un contexte difficile pour l'Espagne, hagarde et déboussolée après deux scrutins législatifs stériles en seulement six mois. Habitué à un commode bipartisme (socialistes et populares) en quatre décennies de régime démocratique, le pays vit aussi bien les joies que les désagréments d'un spectre parlementaire plus large et varié, enrichi de deux partis nouveaux, issus de l'indignation populaire découlant de la terrible crise de 2008: Podemos, aligné sur une gauche radicale, et au centre-droit libéral, Ciudadanos. Tous deux prétendent, avec des solutions différentes, «régénérer la démocratie». Les joies, c'est l'ample polychromie idéologique aux Cortés (bleu des populares, rouge socialiste, orange de Ciudadanos, mauve de Podemos…). Les désagréments, c'est la fragmentation du vote, donc l'immense difficulté à sceller des alliances stables.
Ce jour, Mariano Rajoy, au pouvoir depuis fin 2011 et dont l'actuel gouvernement intérimaire se limite à expédier les affaires courantes, a tout de même un atout dans sa besace. Dimanche, il a officialisé un «pacte» avec le leader de Ciudadanos, le jeune Albert Rivera. Celui-ci prévoit un catalogue de 150 mesures, considérées comme «insuffisantes» par les deux parties mais qui permettent au moins un déblocage de la situation. Parmi celles-ci, une refonte de la polémique loi sur le travail (de tendance libérale, présentant des similitudes avec le projet El Khomri) approuvée par le Parti Populaire en 2011, l'injection de 7,6 milliards d'euros comme «complément salarial» pour les revenus les plus bas, ou encore une relance de l'offensive contre la fraude fiscale… Pour autant, l'entente demeure en deçà de la fatidique majorité absolue.
«Rajoy, incarnation de la corruption»
La balle est désormais dans le camp des socialistes. Avec ses 32 députés, les radicaux de Podemos ont fait savoir qu'il était «hors de question d'appuyer Mariano Rajoy, l'incarnation de la corruption», le parti conservateur étant impliqué dans une demi-douzaine de scandales qui, via l'ancien trésorier du PP et ses comptes avérés en Suisse, éclaboussent les dirigeants conservateurs, Rajoy en première ligne. Le socialiste Pedro Sanchez utilise le même argument que Podemos, mais sa position est bien plus difficile à tenir: il est logique que Podemos, installée sur une ligne antisystème, oppose un tel refus. Mais les socialistes, eux, marchent sur des œufs car ils sont historiquement un parti de «gouvernabilité».
«Nous n'appuierons pas un gouvernement conservateur et de continuité qui veut entériner le néo-libéralisme et le fléau de la corruption», a avancé le fringant leader socialiste Pedro Sanchez, qui, s'il vote contre l'investiture de Rajoy, condamne le pays à de nouvelles élections en décembre; les troisièmes en un an, du jamais vu en Espagne. La position des socialistes est délicate: sur les 150 mesures approuvées par les deux formations de droite, une bonne centaine fait partie de leurs propositions au printemps. «Il serait totalement déraisonnable que les socialistes empêchent cette investiture, alors que des efforts ont été consentis par la droite, éditorialise El Mundo. Cela plongerait le pays dans une instabilité très critique, dans l'impossibilité d'approuver un nouveau budget et face à la menace de payer une amende de 6 milliards d'euros à Bruxelles.»
«Les deux droites, la vieille et la jeune, se sont livrées à un exercice d'hégémonie, commente le chroniqueur Enric Juliana. Mais les socialistes n'ont pas intérêt à favoriser leur entente.» Pourquoi? «Parce que s'ils le font, rappelle le politologue Jesus Maraña, cela revient à se faire hara-kiri, offrant sur un plateau d'argent toute l'opposition de gauche à Podemos.» Si cette préférence se confirme, le pays s'enfoncerait davantage encore dans le marécage de l'incertitude politique, dont l'issue apparaît très incertaine.