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Libération
Editorial

Barroso : la Commission de l’émotion

José Manuel Barroso à Bruxelles, en 2014. (Photo Yves Herman. Reuters)
par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles (UE)
publié le 12 septembre 2016 à 20h01

La réticence de Jean-Claude Juncker à condamner le contrat conclu par son prédécesseur, José-Manuel Durão Barroso, avec la sulfureuse banque d'affaires américaine Goldman Sachs, reste un mystère. Certes, le président de la Commission a fini par lâcher, quinze jours après la révélation de l'affaire, début juillet, qu'il «ne l'aurait pas fait». Mais il s'est bien gardé de considérer la nouvelle carrière de celui qui présida l'exécutif européen de 2004 à 2014 de «personnellement et moralement inacceptable», pour citer François Hollande.

La lettre que Junker a adressée vendredi à l'Irlandaise Emily O'Reilly, la médiatrice européenne, est de l'eau tiède. Alors que, le 5 septembre, celle-ci s'était émue du pantouflage de «Dur Argileux» (Durão Barroso en portugais), Juncker se contente de l'assurer que l'ex, désormais chargé d'aider la banque à gérer le Brexit, sera reçu à la Commission comme un simple lobbyiste, ce qui est encore heureux ; que Barroso devra communiquer les «termes de son contrat de travail», c'est bien le moins ; et qu'enfin, le «comité d'éthique» de la Commission sera saisi, ce qui ne mènera à rien puisque Juncker considère que son prédécesseur a observé les règles sur la prévention des conflits d'intérêts. On est dans la componction, comme le montre son refus à peine poli de revoir les règles internes régissant les «portes tournantes» qui restent trop lâches, même si elles vont plus loin que celles existant dans les Etats membres.

Pourtant, l'affaire soulève bien «une question d'intérêt public», comme l'a souligné la médiatrice européenne (dont le mandat procède du Parlement) : le pantouflage de Barroso «suscite le trouble à un moment très délicat pour l'Union européenne, en particulier pour la confiance des citoyens envers leurs institutions». Si l'émotion a été forte en France ou au Portugal, bien plus qu'en Allemagne ou en Grande-Bretagne où les conflits d'intérêts indignent moins que la volonté des quelques maires français d'interdire le burkini, elle l'a aussi été en interne, les fonctionnaires européens ne décolérant pas contre ce coup de poignard dans le dos. Une pétition lancée par des eurocrates réclamant des sanctions financières contre leur ex-président a déjà recueilli près de 140 000 signatures. Même son entourage n'ose plus le défendre. En privé, Juncker ne cache pas sa colère contre Barroso, qui ne l'a pas averti avant de signer : «Il serait entré dans n'importe quelle autre banque, ça serait passé presque inaperçu. Mais Goldman Sachs, c'est un épouvantail après la crise de 2007.»

Pourquoi cette prudence alors que la condamnation ferme de la morale douteuse de Barroso ne comporte, a priori, que des bénéfices politiques ? Les commissaires et très hauts fonctionnaires n’ont sans doute pas envie de se voir compliquer un futur reclassement rémunérateur. Et il ne faut pas négliger l’aspect humain de cette histoire, Juncker ayant un fonctionnement émotionnel : lorsque l’affaire éclate, la femme de José-Manuel Barroso (décédée en août) est mourante et Jean-Claude Juncker, dont la mère est morte il y a un an et dont le père est en mauvaise santé (il est décédé aussi en août), n’a pas voulu en rajouter, quitte à en payer le prix.