Onur Bayar a planté son stand sur la Karl-Marx Strasse, une artère commerçante du quartier populaire de Neukölln à Berlin. Tables en plastique blanc, parasol orange estampillé du logo de la CDU… Onur Bayar fait campagne pour la formation de la chancelière, dans cette partie de la capitale où la majorité de la population a des racines étrangères. A 19 ans, ce fils de Kurdes de Turquie arrivés en Allemagne à la fin des années 90 ne pouvait s'appuyer sur aucune tradition politique familiale lorsqu'il a décidé de s'engager, au lycée. «J'ai regardé les programmes des différents partis, et j'ai choisi la CDU parce qu'avec ses valeurs chrétiennes de solidarité, d'entraide, l'importance de la famille, elle m'a semblé plus proche des valeurs de l'islam qui sont pour moi importantes.» C'est ainsi qu'Onur choisit d'entrer dans le mouvement de jeunesse de la CDU.
«Gentris». Il espère obtenir, dimanche lors du renouvellement du Parlement régional et des mairies d'arrondissement de Berlin, un mandat direct dans son quartier. Avec 200 000 personnes d'origine turque dans la capitale, la communauté constitue un apport de voix incontournable pour les partis.
Tee-shirt gris, short de sport, basket aux pieds le jeune homme plie les prospectus que sa bande de copains distribue aux passants. La campagne se fait souvent en turc. Des femmes voilées marchent avec leurs poussettes, des bandes de garçons cheveux gominés et tee-shirts moulant leurs biceps passent devant le stand. Poignées de main chaleureuse. «Onur ! Qu'est-ce que tu fais là ?» Il distribue ses tracs. «Dimanche, hein, tu votes pour moi !» Les garçons acquiescent. Eux qui n'ont encore jamais participé à une élection, ils choisiront un bulletin de la CDU… Un couple d'étudiants allemands refuse les tracs. «Je me suis déjà fait traiter de nazi par ces "Gentris"», dit-il, désignant ainsi le mélange de jeunes bobos, d'étudiants et d'artistes de plus en plus nombreux dans ce quartier populaire en proie à la gentryfication. «Ici, les gens votent plutôt traditionnellement pour le SPD [le Parti social-démocrate, ndlr] ou Die Linke [formation de gauche], rappelle Onur qui a passé toute sa vie dans le quartier. Mon cœur de cible, ce sont les familles, les plus de 40 ans, les retraités…» Mission difficile.
«Paradoxe turc». Issu de l'immigration, il doit affronter les réticences des Allemands âgés, tentés selon les sondages par les sirènes du parti populiste AfD. Kurde, il doit aussi faire face aux préventions de nombreuses personnes d'origine turque.«C'est vrai que la politique de l'AKP est contestable sur le plan des droits de l'homme et de la presse. Mais le bilan économique d'Erdogan [le président turc, ndlr] est positif», assure-t-il, refusant de se laisser entraîner sur ce terrain. Onur Bayar a peu de chances de remporter son pari, dimanche, à Neukölln, un bastion du SPD. «C'est un des paradoxes du vote des Turcs d'Allemagne, rappelle Gülistan Gürbey, politologue à l'Université libre de Berlin. En Turquie, ils votent pour les conservateurs de l'AKP et, en Allemagne, pour le SPD ou les Verts…» Le SPD a su gagner leurs voix, via les syndicats, lors de l'arrivée de la première génération venue travailler dans l'industrie. Aujourd'hui, poursuit la politologue, «les Allemands d'origine turque ont deux motivations principales : connaître la position des partis sur la Turquie, son intégration dans l'UE, le conflit kurde… Et sur l'immigration. Très tôt, le SPD a présenté des candidats d'origine turque, ce que la CDU ne fait que depuis peu.»
Aux yeux de cet électorat, la CDU d'Angela Merkel, opposée à l'adhésion d'Ankara à l'Union européenne, part avec un désavantage de taille. L'accueil des réfugiés syriens est également perçu avec scepticisme. Les nouveaux arrivants représentent une concurrence directe lors de la recherche d'un logement à loyer modéré ou d'un emploi. Onur ne se fait pas d'illusion. S'il n'est pas élu, il se lancera dans des études de médecine qu'il a choisies, malgré l'injonction de son père «de travailler le plus vite possible».