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Libération
Enquête

La Suède en business classes

L’entrée en Bourse de certains établissements scolaires privés consacre un système mercantile qui entraîne ségrégation sociale et baisse du niveau scolaire.
Remise de diplômes dans une école suédoise. Selon les dernières évaluations, Pisa, le pays a enregistré un recul unique dans l’OCDE. (Photo Moa Karlberg. NordicPhotos. Photononstop)
publié le 16 septembre 2016 à 19h11

Au lycée Drottning Blanka à Malmö, les 280 élèves des programmes esthétique, stylisme, soins et sciences sociales ont fait leur rentrée le 22 août. Tout s'est passé comme d'habitude, assure la directrice, Annika Silverup, qui n'a remarqué aucun changement depuis le 15 juin et l'entrée en Bourse du groupe scolaire AcadeMedia, auquel appartient le lycée. Si ce n'est, peut-être, que les enseignants suivent désormais les cours de la Bourse. Elle-même a acheté une centaine d'actions de l'entreprise. Une bonne affaire, dit-elle : leur valeur a pris 75 % pendant l'été. Selon le journal économique Dagens Industri, un autre groupe scolaire d'envergure, l'Internationella engelska skolan, contrôlé par une société américaine de capital-investissement, pourrait aussi entrer en Bourse d'ici fin octobre.

L'établissement Drottning Blanka est situé à quelques mètres de la rue commerçante de Södergatan de Malmö. Il a ouvert ses portes en 2009. C'est le quatrième de «la marque», comme dit sa directrice. Aujourd'hui, il y en a onze. «L'idée est d'offrir une école de petite taille, contrairement au lycée communal qui accueille entre 1 000 et 1 500 élèves. Elle est située en centre-ville, les élèves s'y sentent en sécurité et l'enseignement y est personnalisé», explique-t-elle. Depuis 2007, les lycées Drottning Blanka appartiennent au géant AcadeMedia, fondé en 1996 et racheté en 2010 par la société de capital-risque suédoise EQT, qui en a fait en six ans le numéro 1 de l'éducation dans les pays nordiques, avec plus de 60 000 élèves répartis dans 400 établissements scolaires de la maternelle au lycée, et des cours pour adultes fréquentés par 80 000 personnes. Le groupe, désormais valorisé à plus de 640 millions d'euros, a réalisé un bénéfice de 14 millions d'euros l'an dernier. L'entrée en Bourse était une étape logique, déclare Paula Hammerskog, directrice de la communication : «EQT développe des entreprises puis les revend, le plus souvent en passant par la Bourse. Cela permet d'assurer la transparence, une large base d'actionnaires et un cadre juridique très clair, en garantissant un accès au capital.»

A Malmö, Annika Silverup assure que «la pression pour dégager des bénéfices n'a pas augmenté». Elle ne voit d'ailleurs que des avantages à appartenir à une grosse structure : «On a de meilleurs prix quand on passe des commandes de matériel ensemble. On peut aussi obtenir de l'aide dès qu'on en a besoin.» Tous ne sont pas de cet avis. Plusieurs de ses collègues, chez AcadeMedia, ont critiqué publiquement l'entrée en Bourse. Le Premier ministre social-démocrate, Stefan Löfven, s'est ému, pour sa part, que «60 000 élèves [soient] mis en vente sur le marché boursier». Au cœur du débat, particulièrement vif : un système unique au monde, bien loin de l'idée qu'on se fait du «modèle social suédois», qui permet non seulement aux sociétés privées de gérer des écoles financées par le contribuable, mais d'en dégager des bénéfices, afin d'accroître leurs profits ou de financer leur développement à l'étranger. En février, AcadeMedia s'est ainsi offert le groupe allemand Joki, qui possède huit crèches à Munich. Depuis la réforme de 1992, permettant aux parents suédois d'inscrire leurs enfants dans l'établissement scolaire de leur choix, les communes attribuent à chaque élève une somme couvrant leur scolarisation, qui les suit d'une école à l'autre. Privé ou public, le budget de chaque établissement, de la maternelle au lycée, dépend du nombre d'élèves inscrits. Les parents n'ont rien à payer.

Diversité de l’enseignement

Les premières écoles libres créées en Suède étaient des écoles confessionnelles ou des établissements proposant une pédagogie alternative, gérés souvent par des fondations sans but lucratif. Depuis une quinzaine d'années, le nombre d'établissements privés a explosé. Aujourd'hui, 18 % des élèves suédois fréquentent une de ces 4 000 écoles privées, dont près des trois quarts sont contrôlées par des sociétés anonymes. L'objectif de la réforme, rappelle Ulla Hamilton, présidente de l'Association nationale des écoles libres, était «d'accroître la diversité de l'enseignement et de permettre à chacun de choisir une école en fonction de ses besoins». La concurrence devait permettre d'«améliorer la qualité de l'enseignement et le niveau de connaissance et de compétence des élèves».

Mais si les notes des jeunes Suédois progressent régulièrement, au point que certains dénoncent une inflation déconnectée de la réalité, le niveau des élèves s'est effondré. Selon les dernières évaluations internationales Pisa, la Suède se classe à la vingt-huitième place en mathématiques (sur les 34 pays membres de l'OCDE) et à la vingt-septième place en compréhension écrite et en sciences. Aucun autre pays n'enregistre un tel recul. «Le système scolaire suédois semble avoir perdu son âme», constatait en mai 2015 le directeur de Pisa, l'Allemand Andreas Schleider. Pour lui, les problèmes ont débuté quand «les écoles ont commencé à rivaliser en offrant à leurs étudiants des bâtiments tout neufs dans des centres commerciaux, ou le permis de conduire, au lieu d'un meilleur enseignement». Annika Silverup, la directrice du lycée Drottning Blanka de Malmö, reconnaît que c'était encore le cas, il y a quelques années. «Mais depuis, les acteurs les moins sérieux ont disparu du marché», assure-t-elle.

«Groupes privilégiés»

Les problèmes pourtant demeurent, selon Johanna Jaara Astrand, patronne du Syndicat des enseignants. Si «le peu de considération pour les profs» est en partie responsable de la dégradation du niveau des élèves (il manquait 5 000 enseignants qualifiés à la rentrée), elle estime que la concurrence entre les établissements scolaires et le libre choix des parents ont contribué à amplifier les inégalités : «Une sélection s'opère très tôt. Les parents bien informés, souvent issus de groupes socio-économiques privilégiés, inscrivent leurs enfants dans ce qu'ils considèrent comme les meilleures écoles dès leur naissance. C'est parfois une école communale qui a bonne réputation, mais souvent une école libre, de petite taille, placée dans le centre-ville, ce qui accroît la ségrégation sociale au lieu de la réduire.»

A Stockholm, l'attente pour entrer dans un des établissements les plus prestigieux peut durer jusqu'à cinq ans. 130 000 élèves font actuellement la queue pour intégrer l'Internationella engelska Skolan, qui compte trente établissements en Suède. «La liberté de choisir n'est donc plus réservée qu'à certains», regrette Johanna Jaara Astrand : les élèves issus de milieux défavorisés se retrouvent le plus souvent entre eux, dans l'école de leur quartier.

«C'est la stratégie des entreprises privées, dont le modèle économique consiste à dégager des bénéfices en recrutant le moins possible d'élèves ayant des besoins particuliers, ce qui leur permet de réduire le nombre d'enseignants tout en gardant de bons résultats», dénonce Sten Svensson, ancien enseignant et pourfendeur de l'école libre. Les élèves choisissent les établissements qui affichent les meilleurs résultats aux examens nationaux - même si les notes sont de plus en plus souvent remises en cause, les devoirs des élèves étant corrigés par leurs propres enseignants. Ministre de l'Education de 1994 à 1998, le social-démocrate Carl Tham fustige «une expérimentation inspirée des courants néolibéraux, menée sans enquête ni débat, qui a causé le recul social le plus important de ces cent dernières années en Suède».

Les prochaines élections générales n’auront pas lieu avant 2018. Et pourtant, l’école est déjà un sujet central dans l’agenda des candidats à la législature. Le gouvernement a nommé une commission d’enquête, qui doit rendre ses conclusions début novembre. Les conservateurs ont déjà annoncé qu’ils étaient prêts à interdire les profits aux entreprises mal notées par l’inspection scolaire. Mais sans aller plus loin, arguant que plus de 80 % des Suédois soutiennent la liberté de choisir l’école de leurs enfants.

Ecole libre : les communes paient

La friskola, l'école libre suédoise, est une école privée, mais pas à la française. Les parents ne payent rien puisque, depuis la réforme de 1992, ce sont les communes qui prennent en charge la scolarité de chacun des enfants domiciliés sur leur territoire. Autre spécificité : ces écoles peuvent être gérées par des sociétés privées, qui peuvent choisir de réinvestir leurs bénéfices dans leurs établissements, ou bien de les distribuer à leurs actionnaires ou de les placer. Leur création est soumise à l'approbation de l'inspection académique et de la commune concernée. Si certaines sont confessionnelles, suivent la méthode pédagogique Waldorf ou affichent un profil international, la majorité propose un enseignement général. Elles sont souvent de petite taille : un tiers des lycées ont moins de cent élèves. Les friskolor sont ouvertes à tous et fonctionnent avec un système de file d'attente (premier arrivé, premier servi), avec une exception depuis ce printemps : elles peuvent accueillir des enfants de réfugiés qui n'ont pas été mis sur liste d'attente.