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Libération
Colombie

Farc : avant la paix, le pardon

Alors qu’un accord doit être signé lundi pour sortir d’un demi-siècle de conflit, la plupart des victimes de la violence acceptent malgré tout la réintégration des anciens guérilleros.
Carolina, le 15 août dans la jungle de Putumayo. A 18 ans dont trois passés au sein des Farc, elle voudrait devenir ingénieure. (Photo Fernando Vergara. AP)
publié le 23 septembre 2016 à 19h51

Dans une ambiance tendue, après les récits de plusieurs témoins, coupés de pleurs, Sebastian Arismendy s'est levé à son tour et a pointé du doigt les commandants guérilleros qui lui faisaient face. «Vous, vous, vous : quand j'avais 9 ans, j'ai juré de tous vous tuer.» Après «une nuit agitée de réflexion», le jeune homme participait à La Havane à un face-à-face entre les proches de douze élus régionaux enlevés par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) en 2002, et les chefs des ravisseurs. Onze des hommes politiques, dont son père, avaient été assassinés après cinq ans de captivité, lors d'un cafouillage sanglant entre deux troupes de rebelles. «C'est l'épisode le plus honteux que j'ai vécu dans cette guerre, a reconnu Pablo Catatumbo, l'un des commandants désignés par l'étudiant. Cela n'aurait jamais dû arriver.» La rencontre s'est produite il y a deux semaines.

«Fabrique de victimes»

Cet échange entre victimes et acteurs de la guerre, inconcevable il y a quelques années, a été rendu possible par les négociations entamées à Cuba en 2012 sous l'impulsion du président libéral Juan Manuel Santos. Elles s'achèveront lundi, avec la signature de l'accord de paix entre les Farc et le pouvoir colombien, dans le port colonial de Carthagène des Indes. Cet accord, qui doit mettre fin à cinquante-deux ans de lutte armée, a été préparé ces derniers jours par une rencontre nationale des délégués des Farc, dans le sud du pays. La cérémonie sera suivie, le 2 octobre, d'un référendum national pour lequel les derniers sondages donnent le «oui» aux accords gagnant à plus de 60%. Face à la droite dure de l'ex-président Alvaro Uribe, qui prône le «non» à toute concession aux «terroristes» et au «castro-chavisme», nombre de victimes, comme Sebastian Arismendy, se sont engagées pour l'approbation du texte.

«Quand mon père était otage, j'aurais décroché la lune pour être en paix et le revoir, explique-t-il. Aujourd'hui, je ne vais pas tourner le dos à ceux qui continuent à souffrir.» La rencontre de La Havane a définitivement mis un terme à ses pulsions de vengeance. «Je doutais de leur volonté de paix, mais j'ai vu des hommes épuisés par la guerre, qui demandent pardon.» Comme lui, des dirigeants de la classe aisée, tels le président du Sénat Mauricio Lizcano, fils d'un ancien séquestré, ou les anciennes otages Ingrid Betancourt et Clara Rojas, défendent les accords pour «mettre fin à la fabrique de victimes» et obtenir la vérité sur les années de guerre. C'est aussi le cas de milliers de personnes plus modestes, frappées par un conflit principalement rural : la majorité des 8 millions de personnes touchées - un Colombien sur six - sont des paysans chassés par le conflit entre guérillas marxistes, forces armées et paramilitaires d'extrême droite.

«La guérilla a tué un de mes frères, m'a volé mon bétail et voulait me tuer ; puis un capitaine a essayé de me tuer, et les paramilitaires aussi», témoigne Adalberto Montes, dans le Cordoba, une province du nord-ouest du pays. «Celui qui a vécu tout cela ne veut pas que cela se reproduise.» Cet ancien paysan dirige un conseil départemental de victimes. Ces instances élues, présentes dans tout le pays, espèrent mobiliser les votes positifs «d'au moins 80%» de leurs membres. Odorico Guerra, coordinateur national des conseils, a ainsi réuni mercredi plusieurs centaines de personnes dans la ville côtière de Santa Marta, dans le cadre d'une campagne de «pédagogie de la paix» qui a duré plusieurs mois. «L'application des accords peut beaucoup nous apporter», juge ce dirigeant, lui aussi chassé de son village par la guerre.

La création, pour deux mandats, de 16 circonscriptions électorales réservées aux régions oubliées touchées par la violence lui fait espérer «bien plus d'un siège au Parlement» pour ses compagnons. Les textes engagent aussi l'Etat à apporter aux mêmes zones électricité, santé, éducation, assistance technique aux agriculteurs… «Cela va nous permettre de générer nos propres revenus, espère Odorico Guerra, plutôt que d'attendre les compensations individuelles de l'Etat.»

Entamée il y a cinq ans, la «réparation administrative des victimes» pourrait bien durer «encore quarante ans», dans ce pays au budget six fois inférieur à celui de la France. Selon la sénatrice Sofia Gaviria, la lenteur envers les oubliés de la guerre contraste avec les allocations qui seront versées pendant deux ans aux guérilleros démobilisés, ce qui provoque sa colère. Sœur d'un ex-gouverneur de région assassiné, la fondatrice de la Fédération des victimes des Farc (Fevcol) se dit «indignée par le déséquilibre en faveur des Farc» . «Je croise des paysannes de 60 ans à qui l'on demande des dizaines de documents pour faire reconnaître leurs morts et leur douleur, alors que le gouvernement n'a même pas demandé aux guérilleros de redistribuer les fortunes amassées grâce au trafic de drogue.»

«Incrédulité»

L'accord ne prévoit pas en effet de dédommagement de la part des Farc, qui clament n'avoir rien accumulé. «Le chef de mes ravisseurs me racontait qu'ils réinvestissaient les revenus de l'extorsion et des rapts dans des entreprises légales», affirme pourtant Fernando Araujo. Cet ex-ministre d'Alvaro Uribe, qui a échappé aux guérilleros fin 2006 après six ans de captivité, appelle aujourd'hui à renégocier les accords.

Un animateur de radio lui aussi ex-séquestré, Herbin Hoyos, prône l'abstention au référendum au nom des disparus. Sofia Gaviria demande, elle, un accord plus large qui inclue les factions armées qui persistent en Colombie : la guérilla de l'Armée de libération nationale (ELN) et les bandes mafieuses issues de la démobilisation des paramilitaires. «Ces groupes vont exiger encore plus, en voyant que le crime paie», redoute-t-elle. Odorico Guerra a entendu ces arguments, et a observé chez certains compagnons «l'incrédulité» face aux engagements des guérilleros d'apporter leur concours à la justice et à la vérité. «Mais même une mauvaise paix, parie-t-il avec nombre de victimes, vaut mieux que de continuer la guerre.»