Embonpoint tirant la chemise hors du pantalon, le pas mal assuré d'un retraité à la santé difficile et le visage triste et sérieux de celui qui se sait sur un chemin de croix, «l'architecte du miracle économique espagnol» (comme les médias l'appelaient dans les années 2000) faisait peine à voir mardi sous les moulures de l'Audience nationale, à Madrid, la principale instance judiciaire pour les actes de terrorisme ou de corruption. En compagnie de 64 autres accusés pour «détournement de fonds», Rodrigo Rato, 67 ans, devra prendre son mal en patience : lui et ses compagnons judiciaires ont l'obligation d'assister intégralement à leur procès. Le parquet accuse ces suspects d'avoir détourné 12 millions d'euros de la caisse d'Epargne Bankia, via un système de cartes de crédit. Au total, 80 000 «opérations» ont été dénombrées. Ces cartes ont reçu le nom de «tarjetas [cartes, ndlr] black», car les dépenses luxueuses des accusés n'étaient jamais justifiées. Ancien directeur du FMI, entre 2004 et 2007, «gourou économique» des gouvernements conservateurs de José María Aznar, entre 1996 et 2004, Rodrigo Rato n'est certes pas seul dans cette tourmente judiciaire. Sur le banc, aussi, des hommes d'affaires, des syndicalistes, des politiques : autant de dirigeants de Bankia, la plus grande caisse d'épargne espagnole sauvée de la banqueroute en 2012 par l'injection de 22,4 milliards d'euros d'argent public - que les Espagnols n'ont toujours pas fini de rembourser.
A travers eux, c'est toute une époque qui est jugée, celle des agissements sans contrôle des caisses d'épargne dont la chute obligea Bruxelles à se porter garant, à hauteur de 100 milliards d'euros, du «sauvetage financier» du système bancaire espagnol. «En soi, souligne Isaac Rosa du site Eldiario.es, ces cartes de crédit peuvent paraître peu de chose. Mais elles furent l'huile qui permit de graisser le système.» «Avec ces cartes, a estimé Jesus Maraña, ex-directeur du quotidien de gauche Publico, un groupe de dirigeants sans scrupule a pu se blinder et se protéger lui-même.» Cette opacité se brisa il y a deux ans grâce à la fuite d'un mail datant de septembre 2009, dans lequel apparaissait une liste de hauts dirigeants et de leurs dépenses faites avec des «cartes de crédit professionnelles», non-déclarées au fisc et clandestines. Restaurants et hôtels de luxe, massages coquins, boutiques select, safaris, clubs privés avec prostituées… Tels étaient les «frais et dépenses» non justifiés des cadres de Bankia. Et ce, au moment où la crise économique jetait des centaines de milliers d'Espagnols au chômage.
Le cas Rato est forcément à part. Dans les années 90, ce fils de riche famille madrilène qui prisait les «clubs privés d'affaires» incarnait le pragmatisme libéral. Après avoir privatisé à tout va et jeté les bases législatives d'une spéculation immobilière sans frein, il apparaissait comme le champion d'une droite décomplexée, mais «bonne gestionnaire». Ce qui lui avait valu la présidence du FMI. En 2012, patatras, il avait dû démissionner de Bankia : il avait annoncé 305 millions d'euros de bénéfices alors que le trou dépassait en réalité les 3 milliards. Parmi les détails croustillants dont disposent les juges, on apprend que, le 27 mars 2011, il a dépensé 3 547 euros en frais professionnels justifiés comme «chaussures et boissons alcoolisées».