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Etats-Unis : Kaepernick dans la foulée de Smith et Carlos

Le refus du footballeur américain de se tenir debout pendant l’hymne national afin de dénoncer la condition des Noirs fait écho au poing levé des deux athlètes sur le podium à Mexico en 1968.
Colin Kaepernick durant l’hymne américain le 18 septembre à Charlotte, en 2016. (Photo M. McCarn. AP)
publié le 5 octobre 2016 à 19h41

Que se passe-t-il dans le sport aux Etats-Unis ? Voilà un sportif professionnel, Colin Kaepernick, connu jusqu'alors des amateurs de football américain, qui devient en quelques instants la figure de proue du mouvement de protestation contre les violences policières infligées aux Noirs américains. Le 1er septembre, Kaepernick a posé un genou à terre pendant l'hymne national qui précédait un match de pré-saison. Deux jours plus tard, le footballeur de San Francisco a explicité son geste : «Je ne vais pas rester debout pour le drapeau d'un pays qui opprime les Noirs et les gens de couleur… Les gens de couleur sont visés par la police.» D'autres sportifs lui ont emboîté le pas : des footballeurs des Miami Dolphins, des Kansas City Chiefs, des New England Patriots, des Tennessee Titans, s'agenouillent ou lèvent le poing, des stars du basket s'expriment dans le même sens, tandis que, partout dans le pays, les équipes des lycées et des universités se mobilisent. Sans faire toujours référence au mouvement Black Lives Matter, il est clair que cette mobilisation des sportifs est en lien avec lui. Ce faisant, elle rappelle fortement celle des années 60.

Maltraités dans les universités

Le soir du 16 octobre 1968, sur le podium du 200 m des Jeux olympiques de Mexico, Tommie Smith et John Carlos levèrent un poing ganté de noir, alors que retentissait The Star Spangled Banner. Smith et Carlos étaient considérés comme les athlètes les plus prometteurs du sprint américain. Deux itinéraires semblables. Smith était né en 1944 dans une famille de douze enfants de métayers misérables du Texas partis tenter leur chance en Californie. C'est au lycée, puis à l'université locale de San Jose State - surnommée «Speed City», tant elle rassemblait d'athlètes de premier plan - qu'il se fit remarquer pour ses qualités hors du commun : il cumula treize records du monde junior, du 100 mètres au 400 mètres. Carlos, d'un an son cadet, né de parents cubains, était originaire de Harlem, d'où il avait finalement rejoint San Jose State. Les deux hommes n'étaient pas vraiment amis mais ils étaient d'accord au moins sur un point : faire quelque chose à Mexico. Plusieurs mois auparavant, à San Jose State, ils avaient rencontré Harry Edwards, un ancien athlète devenu professeur de sociologie, très engagé en faveur de la cause noire. Edwards avait fondé à l'automne 1967 l'Olympic Project for Human Rights (OPHR), qui avait tenté d'organiser un boycottage des Jeux olympiques au motif que les Noirs n'avaient pas à gagner des médailles pour une nation qui les opprimait : «Pourquoi courir à Mexico quand on doit ramper à la maison ?» demandait Edwards. De fait, les athlètes noirs sur qui le pays comptait étaient souvent maltraités dans les universités, y compris San Jose State : on leur interdisait certains cours, on les reléguait dans des résidences de seconde catégorie.

L’appel au boycottage avait fait long feu mais les athlètes de San Jose State étaient déterminés à s’engager. Un badge avait été confectionné, avec le nom de l’association entouré d’une couronne de laurier, et distribué aux volontaires. La rumeur d’une action politique s’était répandue dès l’arrivée de la délégation américaine à Mexico, plusieurs sportifs ayant déclaré qu’il était hors de question qu’Avery Brundage, le président du Comité international olympique (CIO) à la sale réputation, leur remette d’éventuelles médailles.

«C’est mon drapeau»

Tout le monde avait remarqué que Smith et Carlos couraient, lors des épreuves de qualification, avec de grandes chaussettes noires que l'hebdomadaire Newsweek avait qualifiées de «chaussettes de maquereau du ghetto». Ce qu'on ignorait, c'est que Smith s'était procuré une paire de gants noirs. Mais tout le monde se doutait que quelque chose allait se passer sur le podium.

Smith et Carlos n’étaient pas membres des Black Panthers, même si cette organisation radicale, fondée en octobre 1966 à Oakland, tout près de San Jose State, les influença certainement, d’autant qu’ils avaient participé à des manifestations des Panthers. Ce qui les motivait avant tout, c’était la colère qu’ils ressentaient face à la situation faite aux Noirs dans leur pays. Et puis, l’année 1968 avait radicalisé la jeunesse afro-américaine bien au-delà des Black Panthers. L’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril suivi de celui de Robert Kennedy le 6 juin, avait soulevé de désespoir les ghettos noirs dans les grandes villes américaines, faisant 46 morts. Peut-être n’est-ce qu’une coïncidence, mais Kaepernick joue dans l’équipe de San Francisco, à proximité d’Oakland et San Jose. Une région où l’Unia de Marcus Garvey (organisation de défense des Noirs) avait des positions solides dans l’entre-deux-guerres.

Smith se souvient : sur le podium, «ma vie a défilé en deux minutes. Oh man, je n'ai jamais été aussi fier. J'étais fier d'écouter l'hymne, même s'il ne me représentait pas tout à fait […]. Ils ont dit que j'avais méprisé la bannière étoilée, mais pas du tout, c'est mon drapeau […] mais je ne pouvais pas le saluer autrement que comme ça.» Sa femme, dans les gradins, s'exclama : «Quand Avery verra ça, il en crèvera !» La foule grondait quand les trois hommes quittèrent le stade, Smith levant encore le poing vers le ciel.

La presse américaine fustigea les deux hommes comme «non patriotes» et «antiaméricains». Le reporter de l'Associated Press qualifia le geste de «salut de style nazi», tandis qu'un journaliste de Chicago parlait de «troupes d'assaut nazies à la peau noire». Pourtant, Smith et Carlos étaient fiers d'être américains, ils ont toujours proclamé leur attachement à leur pays, doublé d'une foi chrétienne. Ce qui frappe en écoutant Kaepernick, c'est qu'il a éprouvé la même émotion : genou à terre, il était intensément américain, intensément protestataire. Smith et Carlos ont compris, et ont apporté leur soutien chaleureux à Kaepernick.

Le Comité international olympique (CIO), mené par un Brundage inflexible, demanda le lendemain à la délégation américaine d’expulser Smith et Carlos du village olympique. Les officiels américains refusèrent dans un premier temps, avant d’obtempérer, sous la menace d’un renvoi de toute l’équipe d’athlétisme. Ce qui n’empêcha pas certains athlètes de manifester leur solidarité avec les bannis : l’Américaine Wyomia Tyus, championne olympique du 100 mètres, dédia sa victoire à Smith et Carlos. L’équipe d’aviron, composée d’étudiants blancs de Harvard, affirma sa solidarité avec ses compatriotes noirs. Surtout, le 18 octobre, les trois Américains arrivés en tête du 400 mètres, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman, portèrent sur le podium le béret noir des Black Panthers en levant le poing. Un geste aussi démonstratif que celui de Smith et Carlos, qui ne suscita pourtant pas la même réaction du CIO, qui craignait une escalade.

Le retour aux Etats-Unis fut très difficile pour les deux champions. Eux et leur famille reçurent des menaces de mort. Leur carrière olympique était terminée. Avec le temps, leur geste, de scandaleux, est devenu héroïque. Une statue les représentant sur le podium de Mexico a même été inaugurée en 2005, sur le campus de San Jose State.

Programmé pour rester silencieux

Le geste de Colin Kaepernick est encore plus surprenant que celui de ses deux aînés. Il est un professionnel dont les revenus n’ont rien à voir avec ceux des sportifs amateurs des années 60. Son style de vie est aux antipodes des conditions spartiates de l’université de San Jose State, et l’éloigne des préoccupations immédiates du reste de la population américaine, a fortiori des Afro-Américains des quartiers pauvres. En outre, Kaepernick a signé un contrat avec son équipe, qui interdit les prises de position politiques. Il était en quelque sorte programmé pour rester silencieux. Son geste est donc très significatif : le mouvement de révolte traverse toutes les classes sociales du monde noir américain, des ghettos jusqu’au sport professionnel. Un nouveau mouvement pour les droits civiques est en train de naître sous nos yeux.