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Libération
Pénuries

La Colombie, le Pérou des Vénézuéliens

Tous les jours, 50 000 personnes franchissent le pont qui sépare les deux Etats pour se procurer des produits de première nécessité, inabordables ou introuvables dans leur pays.
Des Vénézuéliens attendent leur tour du côté colombien, près de Puerto Santander, pour rentrer dans leur pays en pirogue, le 3 juin. (Photo Carlos Garcia Rawlins. Reuters)
publié le 11 octobre 2016 à 19h21

Dans le défilé permanent, on trouve même une grand-mère en déambulateur venue pour une boîte de médicaments. Dès l'ouverture du pont Simón-Bolívar, à 5 heures du matin, familles de maçons, couples bourgeois, jeunes et vieillards arrivent du Venezuela pour faire leurs courses en Colombie. «Au moins, ici, on trouve de quoi manger», se réjouit Kender Franco, venu avec sa femme et ses beaux-parents de Caracas, à vingt heures de route. Peu importe qu'il faille traverser les 500 mètres du pont à pied à cause des restrictions imposées aux véhicules pour contrôler la contrebande. A quelques pas du poste-frontière, Kender et ses compatriotes trouvent dans les dizaines d'échoppes de La Parada, première bourgade colombienne, de quoi remplir leurs placards : sucre, farine, café, riz… «Tous les produits de base qu'on ne trouve plus» à Caracas, dit Kender.

Victime de la chute des cours du pétrole et d'une économie dirigiste ravagée par la corruption et le népotisme, l'ancienne «Venezuela Saoudite» ne produit ni n'importe plus assez pour ses 31 millions d'habitants. Huit articles alimentaires sur dix manquent dans les commerces de la capitale, selon l'institut Datanalisis. «Vous pouvez y faire la queue toute la nuit jusque dans l'après-midi pour rien», raconte Andreina, une jeune mère qui a passé la nuit dans le bus avec sa fille sur les genoux. Les produits du marché noir de son pays lui sont pour la plupart inaccessibles à cause d'une inflation qui, selon le Fonds monétaire international (FMI), devrait atteindre les 700 % cette année. Comme Kender, elle a collecté l'argent de sa famille pour payer son expédition et les courses, qu'elle redistribuera à son retour. Andreina espère ainsi tenir «une semaine ou plus, en faisant durer». Elle organise déjà le voyage d'un proche, le mois prochain, pour renouveler les provisions.

La noria a débuté le 13 août, quand les deux pays ont décidé de rouvrir la frontière aux piétons après un an de fermeture décrétée par le président vénézuélien «révolutionnaire», Nicolás Maduro, pour lutter contre les groupes armés et les mafias de contrebandiers. Depuis la réouverture, près de 50 000 citoyens du pays voisin entreraient chaque jour en Colombie. Les camions ont recommencé à circuler, quatre heures par nuit, mais les bus et voitures sont encore bloqués.

«Accent»

A La Parada, les acheteurs vénézuéliens parcourent les boutiques rudimentaires, comparent, soupèsent les produits colombiens. «Ils n'ont pas beaucoup d'argent, ils marchandent le moindre peso», s'agace un commerçant, qui a installé son étal de pâtes et de farine sur des planches à même le trottoir. A quelques mètres, un vieux paysan demande dans une pharmacie des médicaments pour soulager un glaucome : «C'est introuvable chez moi. Mes yeux sont voilés, je ne peux plus travailler.» Derrière lui, une dame cherche des «pastilles pour la tension», une jeune fille des antibiotiques pour l'infection pulmonaire de sa grand-mère…

Au dehors, dans le vacarme des vendeurs ambulants, les plus aisés cherchent les bus qui mènent à Cúcuta, la capitale régionale colombienne, en quête de plus de variété de produits. Beaucoup en reviennent avec un, deux, voire quatre pneus - les supermarchés de Cúcuta organisent des promotions. «C'est un tiers moins cher que chez nous… et on en trouve», souffle un Vénézuélien avant de faire tamponner sa facture par la douane colombienne. Dans les quartiers populaires de Caracas, de plus en plus de voitures sont en effet immobilisées sur les trottoirs, faute de roue de secours, de courroie ou de batterie.

Une fois du côté colombien, à Puerto Santander, les Vénézuéliens achètent tous les produits alimentaires de base qu’ils ne trouvent plus ou qui sont devenus hors de prix dans leur pays : le FMI y prévoit une inflation de 700 % cette année. Photo Carlos Garcia Rawlin. Reuters

Au-delà des courses alimentaires, certains tentent de rester clandestinement en Colombie - ils ne sont pas autorisés à y vivre plus d'un mois sans visa - pour débusquer un petit boulot à Cúcuta, où l'on commence à les regarder de travers. «Un homme m'a payée en jetant son argent par terre quand il a entendu mon accent», raconte une ex-fonctionnaire de Caracas, qui vend des beignets sur une place de la ville. Elle-même est arrivée dans le pays alléchée par une promesse de travail dans un spa. C'était une des maisons closes où ont atterri nombre de ses compatriotes.

Sur le pont de La Parada, bras chargés sous un soleil mal tempéré par des bourrasques, les acheteurs qui rentrent chez eux maudissent leur gouvernement. «Vous avez vu ce que nous sommes devenus ?» apostrophe une grand-mère. Pendant des années, c'est le Venezuela, promesse de paix et de prospérité, qui a attiré les Colombiens sans le sou. Et encore récemment, les boutiques de La Parada ou de Cúcuta regorgeaient de produits subventionnés par la «révolution» : les aliments à bas prix qui manquaient à Caracas arrivaient là en contrebande. «Les gens d'ici mangeaient et buvaient vénézuélien, se lavaient avec du savon vénézuélien», rappelle Yamile, dont l'épicerie, dans un quartier résidentiel de Cúcuta, a périclité à la fermeture de la frontière il y a un peu plus d'un an. Plus au sud, il y a deux ans, des troupeaux entiers de bétail de la «révolution» traversaient encore les rivières de nuit pour être «vendus cinq fois plus cher» en Colombie, reconnaît un ex-fonctionnaire de la petite ville proche de Toledo.

Aurore

La réouverture ne fait pas que des heureux côté colombien. Près de 3 000 pimpineros (les revendeurs d'essence colombiens), qui avaient écoulé pendant des générations le combustible vendu moins cher que l'eau dans le pays voisin, se retrouvent au régime sec : depuis les accords passés avec Caracas pour rétablir peu à peu la circulation de marchandises, la police douanière multiplie les descentes depuis Bogotá, la capitale colombienne, pour tenter d'enrayer la contrebande. Les derniers pimpineros camouflent les réservoirs qu'ils exhibaient auparavant sur le bord des routes. «Avec la fermeture et les contrôles, j'ai perdu 10 kilos», raconte l'un d'eux, à un coin de rue de La Parada. L'homme s'est fait prendre une trentaine de litres d'essence et craint la nouvelle menace des autorités : la confiscation de son domicile, qui sert d'entrepôt. Il faut aller plus au nord, à deux heures de route des médias et fonctionnaires de police venus de Bogotá, pour voir l'ancien négoce tourner un peu mieux. «Pour 25 000 pesos [7,70 euros], tu peux passer sans papiers les contrôles de la garde nationale.» La gendarmerie vénézuélienne propose un passeur dès la descente du bus à Puerto Santander.

Ce gros bourg bordé par la rivière qui sépare les deux pays, aux ruelles moins nombreuses et plus étroites, s’active lui aussi dès l’aurore pour recevoir ses clients vénézuéliens. Du pont qui surplombe l’eau, on distingue le va-et-vient de pirogues colorées chargées de clandestins ou de marchandises. Ce sont dans un sens des paquets de vivres colombiens - auxquels les voyageurs vénézuéliens n’ont droit qu’en quantité limitée - qui se revendent sur les trottoirs à deux ou trois heures de là.

Dans l'autre sens, ce sont les quelques produits alimentaires que le Venezuela exporte encore à bas prix, comme ces poissons d'élevage que des jeunes gens chargent dans une voiture ou ces blocs de fromage de 10 kilos qu'un père pèse un peu plus loin avec l'aide de sa fille. «Les soldats vénézuéliens nous laissent encore travailler», se rassure un pilote de canot. Les veines ouvertes de la révolution bolivarienne ne sont pas encore prêtes à se refermer.