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Monarchie

Bhumibol : La Thaïlande perd son symbole

Objet d’un culte quasi divin mais récupéré par les militaires, le roi mort jeudi était le dernier pilier d’un pays divisé.
Devant l’hôpital Siriraj à Bangkok,jeudi, après l’annonce de la mort du monarque. Il trônait depuis soixante-dix ans. (Photo Athit Perawongmetha. Reuters)
par Max CONSTANT, correspondant à Bangkok
publié le 13 octobre 2016 à 19h31

C'est sans doute l'image que la Thaïlande aurait voulu laisser au monde de son monarque, Bhumibol Adulyadej, décédé jeudi à l'hôpital Siriraj de Bangkok à l'âge de 88 ans des suites d'une insuffisance rénale. En juin 2006, alors que tout le royaume célébrait ses soixante ans de règne, Bhumibol était apparu au balcon de la salle du trône, vêtu d'un lourd manteau d'or, au côté de la reine Sirikit. Lentement, il avait levé la main pour saluer son peuple et esquissé un léger sourire. Face à lui, une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes brandissait des portraits à son effigie et criait «Longue vie au roi !» L'émotion était telle que beaucoup de participants vêtus de tenues jaunes - la «couleur du roi» - ne pouvaient s'empêcher de pleurer. Et les observateurs étrangers étaient alors bien obligés de constater l'amour unanime, inconditionnel, de tout un peuple pour un monarque quasi divinisé, à la fois incarnation de Bouddha sur terre et «seigneur du territoire et de la vie» dans la tradition hindouiste.

Ferment national

Mais dix années après le jubilé d’or de 2006, le chaos qui a prévalu dans le monde politique thaïlandais a abouti à une érosion du prestige de la famille royale. L’image de Bhumibol a été utilisée sans vergogne par les Chemises jaunes, les opposants au populaire Premier ministre Thaksin Shinawatra qui a dirigé le pays de 2001 jusqu’au coup d’Etat de 2006. Le roi a entériné ce putsch, ainsi que celui du 22 mai 2014 qui a éjecté un autre gouvernement pro-Thaksin. Cette politisation - plus ou moins à son corps défendant - du monarque a brisé une certaine magie. Bhumibol n’est plus apparu comme le ferment national de l’ensemble du peuple, mais comme l’idole adulée d’une partie, majoritaire sans aucun doute, de la population. Les Chemises rouges, ou partisans de Thaksin Shinawatra, ont eu, à tort ou à raison, l’impression que le monarque les avait abandonnés, surtout après qu’il a laissé les militaires tirer dans la foule des manifestants pro-Thaksin en avril-mai 2010.

Une tragédie, sans nul doute, pour ce monarque dont le règne, le plus long de l’histoire de la Thaïlande, a aussi été l’un des plus prestigieux. Durant des décennies, il avait été le principal facteur d’unité dans un pays où une pesante structuration hiérarchique exacerbait les inégalités sociales. Il incarnait le lien entre tous les Thaïlandais quelle que soit leur classe sociale, le miroir dans lequel chacun pouvait se reconnaître comme faisant partie d’un tout. En tout cas, sa disparition risque de laisser un vide que son fils et successeur, le prince Vajiralongkorn, pourrait avoir du mal à remplir.

Destin exceptionnel

Quand Bhumibol Adulyadej naît à Cambridge (Massachusetts) en 1927, personne, pas même ses parents, n’imagine le destin exceptionnel qui l’attend. En 1934, lorsque son frère Ananda Mahidol est appelé sur le trône après l’abdication de son grand-père, les deux enfants vivent à Lausanne avec leur mère et leur grande sœur. Ils sont inséparables. Des photos les montrent aux sports d’hiver, bras dessus, bras dessous, leur manteau maculé de neige. C’est le temps de l’insouciance, mais aussi des études à l’Ecole nouvelle de Lausanne. Le jeune Bhumibol se passionne pour les sciences, la musique. La carrière d’ingénieur le tente. En 1945, la famille rentre en Thaïlande pour la cérémonie de couronnement d’Ananda. Celui-ci est accueilli avec soulagement par les Thaïlandais, mais la monarchie a connu une longue éclipse et son prestige est amoindri.

A Bangkok, le palais Chitrlada, où réside la famille royale, est à l’abandon. Tout est à reconstruire. Ananda ne règne que quelques mois. Un matin de juin 1946, il est retrouvé mort dans son lit, d’une balle dans la tête. Le jeune Bhumibol, traumatisé, ne cesse de pleurer en suivant le cortège funéraire de son frère. C’est à lui maintenant d’assurer la continuité de la dynastie Chakri, sous le nom de Rama IX. La Thaïlande de l’après-guerre est alors dominée par l’un des généraux qui avait aboli la monarchie absolue en 1932 : le maréchal Plaek Pibulsonggram, un antimonarchiste qui avait collaboré avec l’armée impériale japonaise pendant le conflit.

Patiemment, Bhumibol fait son apprentissage de souverain. Il commence par passer plusieurs mois sous la robe des bonzes et perfectionne son thaï, qu’il maîtrise alors moins bien que le français. Il se garde de se mêler des affaires de l’Etat, mais signifie parfois son déplaisir au gouvernement par des gestes codés, comme son refus de venir à une cérémonie ou sa tenue vestimentaire. C’est sous le dictateur suivant, le maréchal Sarit Thanarat, que l’influence du jeune monarque commence à s’affirmer. Thanarat estime qu’il est de son intérêt, à une époque où les forces communistes s’agitent dans toute l’Asie du Sud-Est, de rétablir la figure traditionnelle du roi comme père de la nation. Des relations cordiales s’établissent entre le dictateur et le Palais, qui est honoré par le gouvernement et, au moins en apparence, régulièrement consulté sur les affaires du pays.

Considéré jusque-là comme un roi oisif, porté sur les sports nautiques et le jazz, Bhumibol entreprend de réhabiliter le prestige de la monarchie. Des rituels anciens sont réintroduits, comme la cérémonie du sillon sacré qui doit annoncer l’abondance de la récolte à venir. Le patronage royal de certaines pagodes confère aussi une aura bouddhique au souverain, qui lance de multiples projets royaux : aide aux minorités montagnardes du Nord pour leur fournir une activité alternative à la culture de l’opium, construction de barrages et de réseaux d’irrigation pour stimuler l’agriculture. Au grand désarroi de la reine Sirikit, les jardins du palais Chitrlada sont transformés en ferme expérimentale.

Ce sont toutefois ses rares interventions, toujours en temps de crise majeure, qui le consacrent comme un monarque d’exception auprès de ses sujets. En octobre 1973 d’abord, quand il accueille dans les jardins du palais les étudiants pourchassés par les militaires du dictateur Thanom Kittikachorn. Après un massacre, le 14 octobre, le roi somme ce dernier de quitter le pays, affirmant son rôle d’arbitre suprême de la sphère politique. Il convoque des états généraux pour donner une assise démocratique plus ferme à son pays. Mais dans les années qui suivent, la montée du communisme en ex-Indochine semble tiédir cette ardeur démocratique. En octobre 1976, il se gardera d’intervenir lors du massacre des étudiants à l’université Thammassart de Bangkok par des groupuscules d’extrême droite et semblera, par la suite, préférer des régimes de «semi-démocratie» comme ceux qu’a connus la Thaïlande dans les années 80.

Aura entamée

Sur la fin de son règne, perturbé par la lutte entre les partisans et les détracteurs de Thaksin Shinawatra, Bhumibol tente de rester neutre, même s’il ne cache pas son agacement devant ce chef de gouvernement reconverti en milliardaire au style flamboyant. Les Chemises jaunes, ennemies de Thaksin, exploitent l’image du roi pour affaiblir le Premier ministre. Affecté par ces divisions mais soucieux de ne pas se montrer partisan, le roi se tient le plus souvent silencieux, avant que sa santé déclinante, à partir de 2011, ne rende ses apparitions de plus en plus rares. Mais cette profonde crise de transition entame son aura.

Alors que la Thaïlande est en quête de repères, la disparition de la seule figure unificatrice du pays ne peut qu'aggraver les tensions, mais elle risque aussi de provoquer une crise d'identité. «Pour les Thaïlandais, le roi représente le bien absolu mais aussi la stabilité. Une fois qu'il disparaît physiquement, les Thaïlandais perdent leurs repères, un peu comme s'ils flottaient dans l'espace», confie à Libération un universitaire thaïlandais sous couvert d'anonymat.

La succession sera d'autant plus rude pour le prince héritier. «Le système existant a été tellement façonné par Bhumibol, est devenu tellement attaché à sa personne qu'il est difficile d'imaginer qu'un tel ethos puisse être reproduit par le monarque suivant, considère David Streckfuss, spécialiste des monarchies. Et même un jeune Bhumibol aurait des problèmes pour cela.»