Menu
Libération
Reportage

Irakiens, Kurdes, Turcs… les bases autour de Mossoul sur le pied de guerre

La bataille de Mossouldossier
Les troupes installées dans les villages autour du fief de l'EI se sont unies en attendant le top départ, tandis que les humanitaires s’organisent.
Les peshmergas aux portes de Mossoul, samedi. Photo Ari Jalal . Reuters (Ari Jalal . Reuters)
publié le 16 octobre 2016 à 19h21

A une quinzaine de kilomètres à l’est de Mossoul, dans la mosquée d’un village abandonné depuis longtemps par les civils, une cinquantaine de soldats irakiens ont installé leur base de fortune. Dans le jardin flotte un drapeau chiite. Ils sont les premiers hommes de l’armée irakienne à investir le front de Khazir tenu par les combattants de la région autonome du Kurdistan irakien. Dans les jours à venir beaucoup d’autres troupes les rejoindront.

Ce jour-là, Fazil al-Barwari, général en chef des forces spéciales irakiennes, est venu faire une reconnaissance de la ligne de front. «La collaboration avec les peshmergas est une très bonne chose, affirme-t-il. Nous nous tenons prêts à marcher vers Mossoul.» Pourtant, derrière lui, les bâtiments préfabriqués censés accueillir les soldats irakiens tout juste arrivés sont encore en construction. Pour l'heure, le général utilise les locaux de l'armée kurde pour discuter des opérations à venir.

Fleurs. Quelques kilomètres plus au nord, les peshmergas sont toujours seuls à tenir le front. Leur base est située sur une colline surplombant Bashiqa, ville sous contrôle de l'Etat islamique. Au loin, un nuage de pollution recouvre Mossoul. Voilà cinq mois que différentes sources kurdes annoncent sa reprise. Les soldats ont eu le temps de faire pousser des fleurs et d'installer la télé dans cette base perdue au milieu des montagnes. Le général peshmerga Bahram parle de la lutte contre l'EI au passé. Selon lui, tant que le gouvernement national n'acceptera pas de fournir des armes et des équipements à ses combattants, les peshmergas ne participeront pas à l'offensive de Mossoul. Il est cependant difficile d'imaginer Bagdad décider soudainement de renforcer la capacité militaire des forces indépendantistes en Irak. Les relations sont très tendues entre les deux entités politiques.

Après deux ans de lutte contre l'EI, les Kurdes ont pris le contrôle de territoires disputés de longue date avec le gouvernement national, ils refusent de s'en retirer. «Une autre condition à notre participation, c'est d'avoir un plan précis pour l'avenir de Mossoul, continue le général Bahram. C'est une ville peuplée de minorités. Si l'une d'elles est marginalisée, d'une façon ou d'une autre, un nouvel EI apparaîtra. C'est pour cela que nous travaillons avec la milice sunnite Hashd al-Watani.» Soudain, un coup de canon retentit. «C'est nous qui avons tiré, explique le général. Mais parfois, les Turcs tirent également. Eux aussi ont été visés plusieurs fois par des mortiers de l'EI dans la base où ils entraînent les Hashd al-Watani. Nous avons une collaboration complète et parfaite avec l'armée turque.»

En effet à quelques kilomètres de la base peshmerga, un autre campement militaire abrite les combattants arabes sunnites entraînés par des soldats turcs. Ces derniers sont 2 000 sur le sol irakien, principalement en territoire kurde. A l’entrée de cette base, nous sommes retenus par des soldats turcs. Après de longues négociations dans un dialecte de circonstance arabo-turco-kurde, puis une dispute interne entre représentants de l’autorité turque et de l’autorité arabe sunnite, nous sommes autorisés à entrer dans le camp d’entraînement, à certaines conditions : pas de photos des forces turques - de toute façon largement dissimulées derrière d’importants remparts internes -, pas d’échanges avec elles non plus.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est pourtant nettement moins énigmatique sur la présence et l'ambition de ses forces. «Nous prendrons part aux opérations de libération de Mossoul, martèle-t-il depuis un mois. Et personne ne nous en empêchera.» Les autorités turques affirment vouloir protéger les populations arabes sunnites, kurdes et turkmènes de la région et n'avoir que faire des protestations du gouvernement irakien contre ces forces étrangères installées sur le territoire national. Dernièrement, le ton est monté entre Bagdad et Ankara. Le Premier ministre irakien a dit craindre que «l'aventure turque ne tourne en guerre régionale».

Etau. Au-delà de la lutte contre l'EI, la Turquie, le Kurdistan irakien et les milices sunnites al-Watani sont unis contre un vieil ennemi : les milices chiites proches du gouvernement et de l'armée irakienne, dont certaines représentent l'influence de l'Iran en Irak. Nombre d'acteurs internationaux désapprouvent également la participation des milices chiites aux côtés des militaires irakiens. Ces groupes armés sont accusés d'avoir torturé et tué de nombreux civils sunnites lors de la libération de Falloujah et Tikrit.

Plus que le symbole de la chute de l'Etat islamique, Mossoul cristallise ainsi les tensions de conflits régionaux. Pris en étau entre des guerres de pouvoir, plus d'un million de civils habitent encore à Mossoul. Au moment de l'assaut final, si cette population cherche à fuir, les organisations humanitaires seront débordées. «Si plus de 150 000 personnes se déplacent en quelques jours ou semaines, aucune institution au monde ne peut les gérer», avoue Lise Grande, coordinatrice humanitaire des Nations unies en Irak.

La stratégie est donc de conserver la population à l'intérieur de la ville. Mais selon un diplomate occidental, «les risques encourus par les familles dans Mossoul seront extrêmes, au-delà de l'échelle de Richter». «Dans le pire des scénarios, renchérit Lise Grande, nous ferons face à l'une des opérations humanitaires les plus importantes et les plus complexes au monde, avec des niveaux de risques les plus importants et extrêmement peu de préparation.» En effet, les organisations humanitaires peinent toutes à construire une réponse concrète à cette crise à venir. Comment se préparer avec des acteurs locaux qui ne cessent de changer de stratégie ? Qui des milices chiites, des sunnites, des peshmergas, des Turcs participera à la reprise de la deuxième ville d'Irak ? Chaque jour, chaque homme a une réponse différente. «La seule chose que l'on sait, conclut un homme politique de la région, c'est qu'après le premier coup de feu, plus personne ne saura rien.»