Elle est aussi discrète qu'elle a déboulé avec fracas dans le paysage littéraire de la rentrée. Emma Cline, 27 ans, est apparue comme précédée d'une fantastique rumeur. Tout ce que l'Amérique compte de gens à la page (Lena Dunham, Jennifer Egan, Richard Ford) a loué l'adresse stylistique de cette auteure next-gen, nouvelle voix de son pays, une sensation, retenez son nom. Elle est jeune, bien sûr, mais surtout talentueuse. Elle est traduite en 34 langues… Elle aurait reçu 2 millions de dollars (1,83 million d'euros) d'à-valoir pour son livre chez son éditeur américain… Les droits du roman ont déjà été vendus pour une adaptation au cinéma…
Au printemps, le Vogue américain a publié un portrait de Cline et de l'autre écrivaine qui monte, Yaa Gyasi. Les deux femmes, si l'on en croit l'article, ont littéralement «réinventé le roman américain». Mais qu'a fait Emma Cline pour susciter tant d'enthousiasme ? Un ouvrage sur les ambiguïtés de l'adolescence, The Girls, où elle raconte la vie d'Evie, 14 ans. Nous sommes en 1969 et Evie s'ennuie ferme dans sa Californie middle class, où «tout le monde était en bonne santé, bronzé et couvert de breloques, et si ce n'était pas votre cas, peu importe». Evie ne trouve pas de refuge dans sa relation avec sa mère, proto-bobo sympa mais à côté de la plaque. Elle cherche une échappatoire à sa vie terne. Elle trouvera le grand frisson en fréquentant une bande de filles aux cheveux longs, des hippies camées et faméliques qui gravitent autour d'un gourou hippie, Russell. On prend de la drogue, on fait l'amour dans un ranch et on fouille les poubelles. Bientôt ce petit monde partira massacrer une bande de gens qui n'avait rien demandé dans la villa cossue d'un producteur. On aura reconnu, même si chez Emma Cline tout est fiction, l'affaire Manson. Sharon Tate, Dennis Wilson des Beach Boys, le ranch puant de la «famille», la mort… Un mélange de sperme, de drogues et de sang qui fascine encore l'Amérique. La France aussi, qui a vu paraître, en septembre également, un roman autour du même sujet, California Girls de Simon Liberati.
Mais Paris est loin du 1 0050 Cielo Drive et Emma Cline est une femme très courtoise, qui ne dit pas «Sorry ?» mais le très désuet «Pardon ?» quand elle ne comprend pas quelque chose. Elle s'assied avec élégance sur le canapé d'un hôtel germanopratin, commande un cappuccino, sourit un peu mécaniquement. Elle est épuisée de sa tournée européenne, huit pays en trois semaines. Elle a demandé à son éditrice française, Alice Déon, de ne lui prévoir aucun dîner, aucun cocktail, si ce n'est ces interviews qu'elle enchaîne.
Elle aime profondément être seule. C'est la seule chose sur laquelle elle s'épanche. Issue d'une famille nombreuse de la Napa Valley, à Sonoma, Californie, un coin «hanté par les années 60» et peuplé de gens «bizarres», elle a connu les lits superposés, les immenses plats familiaux et la promiscuité. Une enfance heureuse, dit-elle, mais «chaotique» et «bruyante». Sa mère a donné naissance à sept bébés en dix ans. Elle rit un peu, ahurie d'une telle performance. «La première fois que j'ai dormi seule, j'avais 18 ans. Je n'ai pas réussi à fermer l'œil de la nuit parce que je n'entendais personne respirer.» Son roman, au fond, ne parle que de cela, les mécaniques de groupe, les phénomènes d'inclusion, d'exclusion, le tout sur fond de «dynamiques de genre». Les pages les plus brillantes de son roman sont celles où elle ausculte sa bande de filles. Elle aime être seule dans la multitude, et regarder. C'est pour cela, dit-elle, qu'elle s'est intéressée aux livres, «parce que je pouvais avoir un monde bien à moi, au milieu des autres enfants».
Elle ponctue cette confidence d'un blanc. Ses phrases défilent ainsi, précises, polies, suivies d'un silence un peu épais, seulement rompu par les bruits des tasses. On tente de dresser le portrait d'Emma Cline en petite fille du nord de la Californie, qui lit Louisa May Alcott, les Archie Comics et Sherlock Holmes. Ses parents, Fred et Nancy, sont vignerons et produisent zinfandels, mourvèdres et viogniers. Après des années de repas en famille, de chambres partagées et de lectures en solitaire, elle part étudier dans le Vermont. Puis il y a le très désiré programme d'écriture de l'université Columbia, à Manhattan, dont on sent parfois les effets dans le livre, appliqué, peut-être trop, brillant en tout cas, mais un peu froid. Tout cela l'a emmenée loin de Sonoma ; elle vit désormais à Brooklyn. Elle y écrit, elle lit. Joan Didion. Lorrie Moore. Nell Zink. La Lolita de Nabokov. En musique, elle est classique, c'est-à-dire folk : Bob Dylan, Neil Young, Joni Mitchell. Aucune faute de goût chez Emma Cline, à l'image de son allure vestimentaire, très hipster, stylée et austère.
Elle raconte son arrivée en littérature assez simplement, c'est presque ennuyeux comme récit. Elle a écrit une nouvelle qui fut lauréate du Plimpton Prize, décerné par la prestigieuse Paris Review. C'était en 2014. Un prof de Columbia l'oriente vers un agent. Son livre est prêt, enfin presque, les enchères montent. Random House emporte le morceau, l'agente française Anna Jarota la repère. Elle la représente désormais pour la France. Lorsqu'Alice Déon, aux éditions de la Table ronde, parcourt le manuscrit, elle découvre un texte «d'une grande maturité. Parfois, dans les premiers romans, on sent que ça vacille un peu mais chez elle, d'emblée, il y avait quelque chose de très sûr». Elle misera sur elle, pressée d'en obtenir les droits avant les autres. Emma Cline a donc deux agents et, si l'on compte bien, 34 éditeurs.
Ce matin de septembre, à Paris, elle veut être seule. Elle semble désirer plus que tout se retrancher du monde tel qu'il tourne. Comme beaucoup de gens aux Etats-Unis elle est effrayée par Donald Trump. Elle votait Obama, elle votera Clinton, mais ne souhaite pas s'étendre sur le sujet, parce que «je ne sais pas si un romancier doit être interrogé sur la politique, je ne suis pas sûre qu'on soit très utile à cet égard». Ce qui semble être de l'arrogance est peut-être autre chose, une forme absolue de réserve, un désir de désertion, parfaitement singulier en cette époque où tout le monde s'exprime sur tout, où personne ne veut rien rater, qui plus est chez une femme de 27 ans qui n'a pas de compte Twitter, pas de blog, qui ne regarde pas de séries et n'a pas de téléphone allumé à proximité de sa tasse de cappuccino. Cette impression d'interviewer une gymnaste nord-coréenne finit par s'estomper. Lorsqu'on lui parle, il le faut bien, du succès de son livre, elle répond, catégorique : «Je l'aurais écrit même si personne ne l'avait lu.» Dans la bouche de n'importe qui, cette phrase pourrait apparaître comme éminemment prétentieuse. Dans la bouche d'Emma Cline, on le jure, elle semble parfaitement sincère.
1989 Naissance en Califonie. 2014 Lauréate du Plimpton Prize. 2016 Parution en France de The Girls (éditions de la Table ronde).