«Bien sûr, j'attends. J'attendrai jusqu'à ce qu'ils reviennent. Que faire d'autre ? Vous savez ce qu'on dit. L'espoir meurt en dernier.» Lyoubov Stepanivna tasse du doigt quelques grains de sucre sur la table, sans y penser. A voir l'état de sa cuisine, et du reste de la maison, elle ne pense plus à grand-chose de concret. Mais sans l'ombre d'une hésitation, elle sait depuis combien de jours deux de ses fils, Olexandr et Mykola, ont disparu. «Deux ans, deux mois et huit jours», égrène-t-elle. Ses deux enfants travaillaient dans la région de Lougansk, dans l'est de l'Ukraine. Jusqu'au printemps 2014, quand les tensions entre les troupes ukrainiennes et les forces séparatistes prorusses, soutenus par la Russie voisine, ont dégénéré en conflit ouvert.
«Non identifiés»
La ville de Lougansk a vite été séparée du village de Lyoubov Stepanivna, Valuiske, par la ligne de front et de multiples barrages routiers. C'est à l'un d'entre eux qu'Oleksandr et Mykola ont dû se faire arrêter, le 17 juillet 2014. «Ils sont partis à 8 h 30. On entendait des bombardements au loin. A 12 h 30, leurs téléphones étaient éteints. Et depuis, plus rien», se lamente Lyoubov Stepanivna. Alors depuis plus de deux ans, elle écrit des lettres. «Aux services secrets, aux ministères, au président Petro Porochenko, aux séparatistes…» Rien n'y fait.
La guerre dans l'est de l'Ukraine aurait fait plus de 10 000 morts, selon l'ONU. Dans le contexte d'une relative stabilisation de la ligne de front depuis février 2015, la question des personnes disparues est devenue une priorité des laborieuses négociations de paix. «Nous avons 472 cas officiellement enregistrés. A 96 %, il s'agit d'hommes, pour moitié des militaires et pour moitié des civils», indique Fabien Bourdier, coordinateur du dossier des personnes disparues au sein du Comité de la Croix-Rouge internationale (CICR), à Kiev. Un chiffre qui n'est qu'une estimation : «Près d'un millier de corps restent non identifiés», précise-t-il. Les disparitions sont imputables à toutes les parties en présence : ukrainienne, russe et prorusse, sans distinction.
Aujourd'hui, la nature de ce conflit hybride, caractérisé par une forte proximité sociale, culturelle et linguistique des belligérants, faciliterait les recherches. «Ce n'est pas un conflit ethnique, comme dans d'autres régions du monde. Il n'y a donc pas de haine viscérale d'un camp à l'autre. On voit une réelle volonté politique pour résoudre ces cas de personnes disparues», assure Fabien Bourdier. Le CICR est en première ligne pour encadrer les efforts de recherche. C'est l'une des rares organisations internationales habilitée à travailler à la fois en territoires ukrainien et séparatiste. La mission est de taille et inclut la formation de médecins légistes aux exhumations de corps ou encore un travail de conseil auprès de la Verkhovna Rada (Parlement ukrainien) afin d'adapter un cadre législatif dépassé.
«Jeux comptables»
La priorité du moment est bien de «retrouver tous les prisonniers et personnes disparues et les ramener chez eux», comme l'affirme Iryna Herashenko, vice-présidente de la Verkhovna Rada et négociatrice ukrainienne pour les affaires humanitaires dans le cadre des accords de Minsk. Une priorité très politique, compliquée par des listes de captifs incomplètes et des calculs en tout genre en amont d'échanges très médiatisés de prisonniers. Un certain nombre d'individus figuraient ainsi au registre des personnes disparues jusqu'à l'été : une enquête d'Amnesty International et de Human Rights Watch a révélé qu'ils étaient cachés, certains pendant plus de deux ans, dans une prison secrète des services de sécurité ukrainiens, à Kharkiv. Les ONG avaient alors dénoncé des pratiques similaires dans les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, soit la région du Donbass.
La tâche des négociateurs est aussi compliquée par l'évolution constante des listes, au fil d'arrestations et d'enlèvements. «Tout ça, ce sont des jeux comptables pour eux, coupe Maryna Anatoliivna Mikhnovska, affalée dans un fauteuil de l'appartement de son fils, Yevhen, à Kramatorsk, au nord de Donetsk. Ils n'ont pas besoin de gens comme nous, et ils ne feront rien pour nous aider.» Elle étale, elle aussi, les lettres envoyées à différentes institutions ukrainiennes, laissées sans réponses concrètes. «Ils sont venus le chercher ici, le 11 juillet 2014, quelques jours après la reprise de la ville par l'armée. Ils l'ont battu et emmené ensuite aux urgences.» Le temps que Maryna arrive sur place, Yevhen avait déjà disparu. «Ils me l'ont pris… Et depuis, plus de nouvelles.» Elle est contactée par plusieurs personnes qui lui font miroiter des informations. «On a essayé de me tromper et de m'extorquer de l'argent», se souvient Maryna. Elle n'a jamais payé.
Alors il ne lui reste qu'à attendre. «Il est vivant, j'en suis sûre. Ils ne voulaient pas le tuer, sinon pourquoi l'auraient-ils emmené aux urgences pour le soigner ? Vous savez, j'ai enterré mon premier fils en 2010, alors je ressens ces questions au plus profond. Yevhen est vivant, je le sais.» Dans l'appartement qu'elle visite de temps en temps sur le chemin du travail, rien n'a bougé depuis deux ans, ou presque. «Il doit tout retrouver comme il l'a laissé… quand il reviendra.»