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Analyse

L’Union mise face à ses contradictions par l’irréductible belge

L’opposition wallonne au Ceta, méprisée par certains Etats membres bien que légale, rappelle à l’UE qu’elle ne peut plus ignorer les voix discordantes en son sein.
par Jean Quatremer, (à Bruxelles)
publié le 27 octobre 2016 à 20h11

Le refus du Parlement wallon d'autoriser le gouvernement fédéral à signer le Ceta, l'accord de libre-échange conclu entre le Canada et l'Union européenne (lire Libération de mardi), a donné lieu à un procès à charge d'une rare violence mené par les défenseurs de ce traité, au premier rang desquels les institutions communautaires et les gouvernements. Comment, a-t-on entendu, une région de Belgique pesant à peine 3,6 millions d'habitants, soit moins de 1 % de la population de l'UE, ose-t-elle et peut-elle poser son veto au Ceta, un accord commercial négocié par la Commission européenne au nom de toute l'Union ? C'est cela l'Europe, celle des veto promis par les Etats et ses multiples divisions subnationales ? L'UE sera-t-elle en mesure de décider quoi que ce soit si le Ceta n'est pas signé ? Qui voudra à l'avenir traiter avec elle ? Bref, la première puissance commerciale du monde serait passée tout près de l'effondrement et la tentation protectionniste qui fut l'une des causes de la Seconde Guerre mondiale. Et tout ça par la faute de la «minuscule» Wallonie. Rien de moins.

Passons sur le mépris affiché à l’égard de la taille de la région belge : il aura manifestement échappé à beaucoup de commentateurs qu’elle est plus grande que sept pays membres sur vingt-huit : le Luxembourg, Malte, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Slovénie et Chypre. Des Etats, notamment le Grand-Duché, qui n’ont pas hésité dans le passé à poser leur veto à toute harmonisation fiscale, par exemple, sans qu’on les agonise d’insultes… Reste qu’on peut effectivement être surpris qu’un sous-ensemble d’un Etat dispose d’un tel droit de veto sur un texte négocié par la Commission au nom de l’UE sur mandat des Etats membres (et non des entités fédérées). Pourtant, il n’y a là rien d’étonnant pour ceux qui vivent dans un Etat fédéral et non dans un Etat unitaire à la française, et qui savent parfaitement que les ordres constitutionnels national et européen se chevauchent.

Car, on l’oublie souvent, la Belgique est devenue progressivement depuis les années 70 un Etat fédéral, à l’image de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Canada ou encore de la Suisse. Dans ces fédérations, sauf si bien sûr leur Constitution interne le prévoit, l’Etat fédéral ne peut disposer librement des compétences dévolues aux entités fédérées, à la fois sur le plan national et international. Washington, par exemple, utilise régulièrement cet argument dans les négociations commerciales pour expliquer qu’il ne peut ouvrir les marchés publics ou bancaires des Etats fédérés ou encore le marché du médicament, qui relève d’une agence fédérale indépendante ! Et personne ne voit là une marque de faiblesse ou une paralysie des Etats-Unis. Bien au contraire, c’est même une de leurs forces : ils savent jouer de leur fédéralisme dans les négociations internationales pour obtenir des autres bien plus qu’ils ne cèdent.

Forces. Dans l'UE, qui n'est pas une fédération mais une confédération d'Etats dotée de compétences fédérales dans quelques domaines précis (concurrence, monnaie, commerce extérieur, etc.), il en va de même : dès lors qu'un traité commercial touche une compétence étatique ou subétatique, il faut obtenir l'aval des Etats (et des régions concernées si les Constitutions nationales le prévoient). C'est pour cela qu'il y existe deux sortes d'accords commerciaux européens : ceux dits mixtes, appelés ainsi parce qu'ils touchent des compétences nationales (transport, par exemple), et les autres. Les premiers doivent être approuvés à l'unanimité des pays réunis au sein du Conseil des ministres, le Parlement européen, l'ensemble des Parlements nationaux et subnationaux dans les Etats fédérés, soit une quarantaine d'assemblées diverses. Ce qui prend du temps : il a ainsi fallu quatre ans pour ratifier l'accord de libre-échange avec la Corée du Sud, qui est le grand frère du Ceta. Les seconds accords, eux, doivent simplement être approuvés par une majorité qualifiée des Etats ainsi que par le Parlement européen, sauf dans une série de domaines comme la propriété intellectuelle ou les investissements directs, où il faut l'unanimité des gouvernements.

Certains font remarquer qu’un comté américain ne pourrait s’opposer à un accord commercial conclu par le gouvernement fédéral, ce qui, en première analyse, est exact vu ses compétences réduites. Mais ce qui est vrai aux Etats-Unis l’est encore plus dans l’Union européenne : chaque Etat fédéré ou membre est libre de son organisation constitutionnelle à condition de respecter la Constitution fédérale dans un cas, les traités européens dans l’autre. Autrement dit, l’UE ne peut interférer dans l’ordre constitutionnel interne : si la Belgique a prévu que la signature (et pas seulement la ratification) d’un traité commercial mixte par le gouvernement fédéral doit être autorisée par huit assemblées parlementaires différentes, libre à elle ! On peut le regretter, mais c’est la loi. C’est aux Etats européens eux-mêmes de veiller à ce que leurs processus internes n’aboutissent pas à une paralysie de l’UE tout entière, ce qui n’est pas aisé dès lors qu’il y a eu dévolution interne de pouvoirs.

Adémocratique. On peut certes regretter que l'Union ne soit pas un Etat unitaire où l'ensemble des compétences seraient exercées par les institutions communautaires, ce qui simplifierait les choses. Outre que personne n'a jamais demandé la création d'un tel super state, il est en tout cas difficile de faire grief à la Wallonie d'exercer un contrôle parlementaire qui est constitutionnellement légal, sauf à considérer que l'Etat de droit est une gêne pour le bon ordre du commerce international. En réalité, ceux qui contestent sa capacité à se prononcer sur le Ceta, ou qui la tolèrent seulement si elle dit oui sans condition, ouvrent un boulevard aux europhobes en les confortant dans leurs critiques du caractère adémocratique de l'Union et de son mépris pour son propre ordre constitutionnel.

L’UE sort-elle affaiblie de cette péripétie ? On ne voit pas en quoi. Elle reste la première puissance commerciale du monde et personne n’est en mesure de l’ignorer, Wallonie ou pas. Mieux, si elle joue intelligemment, elle pourra se servir des subtilités d’un ordre juridique interne qu’elle semble découvrir dans ses négociations commerciales, à l’image des Américains. Enfin et surtout, tant la Commission que les gouvernements nationaux savent désormais qu’ils ne pourront plus négocier des traités de libre-échange comme par le passé. La Wallonie a acté un changement d’ère que l’Union a longtemps voulu ignorer.