L’Ecossais Peter Gallo, ancien enquêteur dans le secteur privé, à rejoint le Bureau des services de contrôle interne de l’ONU en 2011. Il l’a quitté en 2015 au terme d’un long conflit avec sa hiérarchie. En avril, il a témoigné des dysfonctionnements de l’organisation devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, à Washington.
L’ONU a-t-elle la volonté d’enquêter sur les abus internes ?
Si on prend l'exemple des affaires d'abus sexuels, la première chose à comprendre est qu'elle ne souhaite pas en entendre parler. L'organisation veut simplement que ces affaires disparaissent, parce que si le nombre de dossiers est faible, le secrétaire général peut dire : «On fait un bon travail, il n'y a pas d'abus sexuel.» En général, lorsque quelqu'un tente de signaler des abus, les missions de maintien de la paix font tout pour réfuter les accusations, notamment en discréditant les plaignants et les témoins. Fondamentalement, l'ONU n'applique pas ce que je décrirais comme les règles d'enquête basiques. L'organisation invente des choses au fur et à mesure pour satisfaire ses propres intérêts.
Avez-vous un exemple précis ?
Il y a un cas en particulier, que j’ai raconté lors de mon audition au Congrès américain en avril. Une policière américaine, avec dix ans d’expérience dans une grande ville des Etats-Unis, a intégré la force de police des Nations unies (Unpol). Alors qu’elle était déployée dans un camp de déplacés en Haïti, des responsables locaux du camp lui ont donné le nom de trois policiers de l’ONU qui, selon eux, entretenaient des relations sexuelles avec des jeunes filles mineures. L’un des trois policiers était son supérieur. Elle a transmis l’information et étrangement, l’enquête a été confiée à Unpol, qui avait le plus intérêt à étouffer l’affaire. Cette policière n’avait rien vu, elle avait simplement reçu et transmis l’information, mais elle a été interrogée pendant plus de trois heures sur ses motivations. L’enquête a conclu sans surprise qu’il n’y avait aucune preuve d’abus sexuels. J’ai pu consulter ce rapport et je peux vous assurer que l’enquête était sérieusement déficiente.
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Dans l’affaire des accusations de viols sur mineurs en Centrafrique, que vous inspire la façon dont Anders Kompass a été traité ?
Il n’y a absolument aucun doute dans mon esprit sur le fait qu’il y ait eu un complot pour se débarrasser de Kompass, ourdi notamment par la cheffe de cabinet de Ban Ki-moon, Susana Malcorra, et le haut-commissaire aux droits de l’homme, Zeid al-Hussein. Je serais prêt à parier que Zeid ou un autre haut responsable n’aimait pas Kompass et voulait son poste pour quelqu’un qu’il appréciait. Quoi qu’il en soit, cette affaire en dit long sur le niveau de faillite morale du haut-commissaire aux droits de l’homme, de la cheffe de cabinet, du responsable des services de contrôle interne et de celui du Bureau de la déontologie. Ils ont concentré leur attention sur Kompass. Mais aucun d’entre eux n’a semblé réaliser que dans cette affaire, on parlait de viols sur des enfants. Aucun n’a décidé que c’était abominable et qu’il était nécessaire de faire quelque chose. Ils en porteront une honte éternelle.
La France, dont des soldats ont été accusés, porte-t-elle une part de responsabilité dans la lenteur de l’enquête ?
Je crois que les autorités françaises ont fait ce qu'elles devaient faire. Une semaine après qu'Anders Kompass a transmis le rapport à l'ambassadeur de France à Genève, des enquêteurs français étaient sur place à Bangui. Que s'est-il passé ensuite ? L'ONU n'a pas coopéré. Pendant un an, le Bureau des affaires juridiques, à New York, a empêché l'enquête française d'avancer. La seule chose dont les Français avaient besoin était d'avoir accès aux victimes. Dans cette affaire, on parle d'enfants, qui doivent donc être approchés délicatement. La seule manière de le faire est grâce à quelqu'un qu'ils connaissent et en qui ils ont confiance. Qui était cette personne ? L'employée du Haut Commissariat de l'ONU [la Française Gallianne Palayret, ndlr] qui avait recueilli leurs témoignages. Mais le Bureau des affaires juridiques a refusé pendant un an de lever son immunité pour lui permettre de parler aux enquêteurs français. C'est d'autant plus ridicule que dans cette affaire, aucun employé de l'ONU n'était accusé de quoi que ce soit.
La campagne «Code Blue», lancée en mai 2015, plaide pour la levée de l’immunité des employés de l’ONU en cas d’accusations d’abus sexuels. Cette immunité diplomatique est-elle l’obstacle majeur à la justice ?
Tout d’abord, il faut rappeler que les Casques bleus sont soumis aux lois de leur pays d’origine. L’immunité concerne en revanche les civils travaillant au sein des missions de la paix. Cette immunité a été créée pour permettre aux équipes de l’ONU de faire leur travail sans interférences de la part des gouvernements locaux. Abuser sexuellement des civils ne fait évidemment partie du travail de personne. Il ne devrait donc pas y avoir d’immunité. Le secrétaire général assure que l’immunité est toujours levée, mais pourquoi attendre deux ou trois ans pour le faire ? Pourquoi ne pas la lever dès le début de l’enquête ? Si je viole la fille qui vit à côté de chez moi, la police m’arrêtera immédiatement et je serai poursuivi pour mes actes. Mais si quelqu’un de l’ONU en fait autant, l’organisation va étudier les faits pendant plusieurs années avant de se décider à transmettre l’affaire à la police locale.
Quelles sont les conséquences de ce lent processus ?
Prenons un exemple concret. Un employé de l’ONU est accusé de viol en république démocratique du Congo. Le Bureau des services de contrôle interne mène l’enquête et conclut que les accusations sont fiables, soit parce que l’employé a reconnu les faits, soit parce qu’il y a des preuves. En théorie, l’ONU transmet le dossier aux autorités nationales congolaises, qui ont le pouvoir de lancer les poursuites judiciaires. Le problème, c’est que le viol en question a eu lieu il y a deux, trois ou quatre ans. Les enquêteurs congolais vont demander où se trouve la victime. Elle se trouvait peut-être dans un camp de réfugiés, mais il y a peu de chances qu’elle y soit encore. Ils vont vouloir interroger le suspect, mais celui-ci aura quitté le pays depuis longtemps. La police congolaise, pour bâtir son enquête, doit suivre ses propres procédures, interroger les témoins, établir les preuves. C’est déjà difficile lorsque le viol a eu lieu un mois plus tôt, c’est impossible si les faits remontent à plusieurs années. La police congolaise le sait et ne va pas se lancer dans une telle enquête. Cela contribue à établir une véritable culture de l’impunité. Et tout le monde en est conscient. Les gens comprennent que si vous êtes à l’ONU, vous pouvez faire absolument tout ce que vous voulez. L’ONU encourage l’impunité.
Après le scandale en République centrafricaine, un panel indépendant dirigé par la juge canadienne Marie Deschamps a été nommé par Ban Ki-moon. Il a conclu que l’ONU avait failli à sa mission. Cela peut-il faire bouger les choses ?
Le panel a en effet constaté les multiples failles tout au long de la procédure. Le problème, c’est qu’il a soigneusement évité de s’intéresser de trop près au rôle joué par Susana Malcorra, la cheffe de cabinet de Ban Ki-moon, alors que c’était elle qui donnait les ordres dans cette affaire. Elle contrôlait de fait l’OIOS, le Bureau des services de contrôle interne. A l’origine, ce bureau a été conçu pour être indépendant. Il n’y a aucune indépendance. C’est particulièrement clair dans le cas Kompass, où l’OIOS recevait ses instructions de Malcorra. Le directeur des enquêtes au sein de ce bureau a refusé d’enquêter sur Kompass. Il a dénoncé une chasse aux sorcières, et malgré cela l’enquête a eu lieu.
Quelles mesures suggérez-vous pour rompre cette culture de l’impunité ?
Tout d’abord, il faudrait démanteler l’OIOS et le reconstruire entièrement. Ce bureau est devenu une Gestapo privée au service de ceux qui le contrôlent. Ensuite, il faut lever rapidement l’immunité des employés de l’ONU impliqués dans des affaires d’abus sexuels. Enfin, il est nécessaire de mettre en place un véritable statut de lanceur d’alerte au sein des Nations unies. Aujourd’hui, si vous dénoncez des abus internes et que vous vous estimez victime de représailles de la part de vos supérieurs, vous pouvez demander une protection réservée aux lanceurs d’alerte. Mais le bureau de déontologie rejette 99 % des demandes. Concrètement, cela veut dire que non seulement vous n’êtes pas protégé, mais que les représailles sont inévitables. Donc, que faites-vous si vous ne voulez pas sacrifier votre carrière et vous retrouver au chômage ? Vous vous taisez. L’organisation le sait et en profite.
Le 1er janvier, António Guterres remplacera Ban Ki-moon au poste de secrétaire général de l’ONU. Pensez-vous qu’il puisse faire évoluer les choses ?
En toute franchise, je devrais lui donner le bénéfice du doute et attendre de voir ce qu’il fera quand il sera en poste. Mais M. Guterres fait partie du système, il a longtemps dirigé le Haut Commissariat aux réfugiés. Or, dans le passé, aucun des responsables venus des rangs des Nations unies n’a manifesté le moindre intérêt pour secouer l’ordre établi et licencier ceux qui doivent l’être. Comment croire que Guterres sera différent ?