L'équilibre des forces dans l'est de l'Asie est secoué de vents contraires. En visite au Japon pour trois jours, le président philippin a cherché à calmer les inquiétudes du Japon, soucieux de l'influence grandissante de la Chine dans la région, en assurant qu'il n'avait parlé ni «d'armes, ni de déploiement de troupes, ni d'alliance militaire» avec Pékin. Une déclaration accueillie avec circonspection après que la semaine dernière, Rodrigo Duterte, dans une spectaculaire déclaration d'amour à la Chine, a annoncé sa «séparation» d'avec les Etats-Unis, son allié historique.
Trois mois plutôt, Manille avait pourtant obtenu une victoire éclatante contre Pékin : la cour permanente d'arbitrage de La Haye, saisie par le prédécesseur de Duterte, avait déclaré illégales les prétentions chinoises sur la quasi-totalité des eaux et des îlots en mer de Chine méridionale. Un verdict qualifié de «bout de papier» par Pékin, et que Duterte ne semble pas avoir l'intention de faire respecter. Alors que le gouvernement conservateur de Shinzo Abe cherche à revenir sur les engagements pacifiques pris par le pays après la Seconde Guerre mondiale, Hirofumi Tosaki, chercheur au Japan Institute of International Affaires (JIIA), think tank proche du gouvernement (1), fait le point sur les enjeux de sécurité nationale japonaise.
De quoi le Japon a-t-il peur aujourd’hui ?
Contrairement aux pays européens, nous ne faisons pas face aujourd'hui à des menaces intérieures, mais extérieures, avec la Chine, la Corée du Nord, et le conflit en mer de Chine méridionale. La Corée du Nord représente une grande menace. Certes, si les Nord-Coréens envoient un missile sur les Américains, ils sont sûrs d'avoir une réponse immédiate. Mais sur le Japon, qui n'a pas de missile, pas de nucléaire, Pyongyang pourrait attaquer par accident, mauvais calcul ou bien par désespoir. Or, nous dépendons des moyens américains pour notre défense (50 000 soldats américains sont basés au Japon, ndlr).
La vraie question n'est-elle pas le bras de fer avec la Chine ?
La Corée du Nord est une menace très visible, pour laquelle nous développons notre défense balistique, et pour laquelle nous réformons notre politique de sécurité. Mais c'est aussi un prétexte pour préparer l’avenir avec la Chine, qui est un bien plus gros challenge.
Pourquoi le Japon patrouille-t-il en mer de Chine méridionale alors qu'il n'est pas un pays riverain ?
La position du Japon est que la Chine doit respecter le droit international, et laisser le passage libre.
Les Senkaku, ces îles japonaises réclamées par Pékin en mer de Chine orientale, peuvent-ils devenir un gros problème ?
C’est déjà un problème. Régulièrement, des bateaux chinois entrent sur nos eaux territoriales. Nous essayons de résoudre le conflit pacifiquement, tout en montrant notre détermination. Selon le traité d'alliance américano-japonais, si la Chine mène une attaque militaire sur le Japon, les Etats-Unis doivent théoriquement contre-attaquer. Or, on ne sait pas à quelle hauteur les Etats-Unis s'investiront pour de si petites îles. Il faudrait que le Japon puisse se défendre seul.
La revendication des Senkaku a-t-elle des buts économiques ?
Les intérêts sont multiples, et touchent à la tradition, l'économie, la politique intérieure, etc. Pékin considère qu’il a perdu d’immenses territoires au cours de l'histoire, et cherche à les récupérer. L'économie chinoise est en déclin, ce qui est mauvais pour le Japon, car cela rend l'avenir imprévisible. Le mauvais scénario, c'est que si le ralentissement économique se poursuit, le leader voudra montrer sa force. Or, nous sommes une cible très pratique.
La Chine a-t-elle une armée assez forte pour briser le statu quo en mer de Chine méridionale ?
Les forces chinoises s’améliorent de plus en plus. On considère que nous et les Américains sommes en train de perdre notre supériorité. Les porte-avions américains sont très vulnérables contre les sous-marins chinois. A l’avenir, on ne pourra plus être sûrs que nous pourrons battre les forces chinoises dans la région. Il faut nous améliorer pour compenser les progrès des Chinois. Les Américains ont une guerre au Moyen-Orient, en Afghanistan, ils ne peuvent pas se consacrer juste à l'Asie. Ils pensent que tous les pays doivent être capables de s’organiser tout seuls, et demandent à tous leurs alliés de développer leurs propres capacités.
Les Etats-Unis soutiennent-ils les réformes d’Abe sur les capacités militaires japonaises ?
La réforme japonaise de la sécurité, l’an dernier, n'a pas été conduite par les Américains, mais cet effort est encouragé par les Etats-Unis. Nous avons une perception similaire des menaces. On a compris ce que nous devons faire pour augmenter la défense japonaise. Les deux pays discutent beaucoup, se coordonnent. La direction est la même.
Comment la population réagit à ces développements ?
Le Japon est un pays pacifique, nous ne voulons pas de guerre. Mais si on doit se défendre, alors les Japonais mettront la sécurité régionale en priorité. La majorité de la population soutient les réformes de sécurité. Certes, il y a eu des manifestations, mais elles n'étaient pas si importantes. Le Japon ne veut pas abandonner l'alliance américaine, ni son statut de pays défensif. C'est pour cela qu'on ne possède pas d'avions qui peuvent attaquer les pays voisins. Le ministère de la Défense ne veut pas devenir offensif. Même si je pense que le Japon doit modifier l'article 9 [qui stipule que «le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation», ndlr], c'est plutôt une bonne chose que le système démocratique fonctionne, et que changer la Constitution soit difficile.
Donald Trump a dit qu'il mettrait fin à l’alliance américano-japonaise s’il est élu, et retirerait les troupes américaines.
Si jamais Donald Trump gagne, ce sera pire qu’un tremblement de terre pour le Japon. On peut espérer que son administration résisterait, et le ferait changer d’avis. S’il a un bon staff, c’est peut-être possible. Certes, les deux parties peuvent en théorie mettre fin au traité. Mais le Japon a payé très cher pour le maintien des Américains dans ses bases de Yokosuka, Okinawa, etc., ce n'est pas possible que l'alliance se termine. L’an prochain, le ou la Président-e publiera sa nouvelle politique de sécurité, on l’étudiera attentivement.
(1) Rencontré à Tokyo dans le cadre d'un voyage organisé par le ministère des Affaires étrangères japonais.