Sur la terrasse d'une grande maison aux vitres brisées et aux murs calcinés, une petite fille balaie consciencieusement la poussière qui ne cesse de s'amasser. Son père arrose des oliviers ; la moitié de la plantation a brûlé. Autour d'eux, des maisons désertes et en partie détruites. Le bruit du générateur rend difficile toute discussion. Mais sans lui, pas d'électricité. Le village, proche de Khazir, à l'est de Mossoul, n'est plus relié aux lignes civiles. L'eau courante est également coupée. Dans une petite bâtisse annexe, le grand-père fume le narguilé en discutant : «Je suis peshmerga [combattant kurde, ndlr] et je pars demain au combat. Alors je suis venu pour la journée voir ma maison avec ma famille avant de partir. Il faut juste garder un œil sur les enfants pour qu'ils n'aillent pas s'aventurer dans le jardin du voisin toujours miné.»
Drapeaux rouges
Depuis l'arrivée de l'Etat islamique dans la région il y a deux ans, la famille n'habite plus ici. Ce village de la plaine de Ninive est désert. Il a été libéré de l'EI il y a six mois par les peshmergas. La grande maison de cette famille n'est plus habitable mais elle a le luxe d'avoir été déminée. Pour cela, le fils, Kamaran, a payé 200 000 dinars (140 euros) à un peshmerga pour qu'il retire les explosifs pendant ses jours de congés. Depuis, le démineur du dimanche est mort. Il a sauté sur une mine. Comme tous les habitants du village, et des quelques autres communes environnantes, Kamaran est kakaï, une communauté religieuse minoritaire du nord de l'Irak particulièrement persécutée par l'Etat islamique. Il tient à nous montrer le temple au sommet d'une colline, détruit par les jihadistes. «C'est là que nous venions nous réunir, mais plus aucun de nos bâtiments religieux aux alentours n'est encore debout», explique le trentenaire. La route principale du village est ponctuée ça et là de drapeaux rouges. «Ça veut dire qu'il y a des mines dans ce champ, affirme Kamaran. Vous voyez ce fil ? On ne sait pas vraiment à quoi il est relié. Il vaut mieux ne pas s'en approcher.»
Devant une maison, un vieil homme est assis sur une chaise à l'ombre. A notre approche, il court recouvrir son crâne chauve d'un turban noir et blanc, revêt un petit gilet brodé, puis nous emmène dans une autre maison, elle aussi habitée. Il s'assied en tailleur face à un autre homme vêtu de la même manière et portant la même moustache épaisse. L'un nous explique : «Je suis le maire du village.» «Moi aussi, je suis le maire du village», renchérit l'autre calmement. «Ici, nous sommes dans ce que l'on appelle les territoires disputés, poursuit le premier. Nous nous trouvons entre l'Irak et la région autonome du Kurdistan irakien. Alors il faut un maire pour l'Irak, c'est moi ; et un maire pour le Kurdistan, c'est lui, mon neveu. Les deux parties sont en conflit depuis des dizaines d'années, mais nous, au milieu, nous réglons nos problèmes entre nous.»
Cicatrices
Le premier problème de cette mairie bicéphale est la présence de mines dans le village. Les enlever semble n'être la responsabilité de personne. «Au début, les peshmergas ont voulu nous aider, expose l'un des deux maires. Mais trois d'entre eux sont morts en déminant. Alors ils ont arrêté. Ils n'ont déminé que les routes dont ils avaient besoin pour avancer militairement et les maisons qui leur servaient de base. Mais c'est normal, ce n'est pas leur devoir à eux. C'est aux gouvernements de s'en occuper.»
En plus des maisons des deux maires de la ville, les peshmergas ont inspecté celle de Mariwan et de son neveu, qui aujourd'hui est aveugle et a le corps recouvert de cicatrices. Les deux hommes habitent avec d'autres familles kakaï dans la ville de Kalak, à quelques kilomètres du village. «Il y a quelques mois, un commandant peshmerga que je connaissais m'a appelé, se souvient Mariwan. Il m'a dit : "Viens, nous allons déminer ta maison." Alors nous l'avons suivi. Il nous a fait attendre une vingtaine de minutes à l'entrée du village puis nous a dit de venir. Il nous a montré le mince périmètre qu'ils avaient déminé. Juste assez pour que nous puissions récupérer nos affaires laissées chez nous il y a deux ans. Nous étions une dizaine de personnes à trois mètres d'un engin explosif qui devait être désamorcé. Et tout d'un coup, il a explosé. Le commandant peshmerga est mort et mon neveu a été blessé.» Alors que le vieil homme nous parle, la télévision diffuse les images de villages récemment libérés aux abords de Mossoul. Le journaliste annonce le retour prochain des populations dans leur village. Mariwan est amer : «Les paroles ne servent à rien ! Il faut qu'un groupe de professionnels vienne nettoyer nos terres. Il y a plus de 1 500 engins explosifs encore actifs rien que dans notre village. Comment veulent-ils que nous rentrions chez nous ? Il y a des mines dans nos champs, dans nos maisons. Et aucun gouvernement ne vient nous aider.»
Nouvelle vie
Le seul espoir de Mariwan repose sur la venue de démineurs occidentaux soutenus par l’organisation non gouvernementale Fraternité en Irak. Leur but sera de déminer l’intégralité de la plaine de Ninive pour empêcher la disparition de ces peuples aux cultures multiples originaires des environs de Mossoul. Pour l’heure, une grande partie de ces populations est réfugiée au Kurdistan irakien.
Najiba habite elle aussi à Kalak, à quelques mètres de la maison de Mariwan. Elle vient du même village. Le jour de la libération de ses terres, il y a six mois, ses fils se sont précipités, avec d'autres habitants, pour retrouver leur maison trop longtemps rêvée. «Nous étions tellement heureux, c'était un jour de fête ! Mais lorsque mon fils a ouvert la porte de la maison, une mine a explosé. Le toit lui est tombé dessus, raconte Najiba entre deux sanglots. Il est mort. Pourtant il était accompagné de ses frères, l'un d'eux est peshmerga… mais ils étaient si heureux de rentrer chez eux.»
Après la mort de leur fils, Najiba et son mari ont construit une petite maison à Kalak. Leurs voisins leur ont prêté de l'argent pour commencer une nouvelle vie. Plus question pour cette vieille dame de rentrer chez elle : «Je préfère devenir aveugle que de voir à nouveau mon village.»