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Libération
Récit

Le long combat d’un monstre sacré

De la lutte armée contre Batista dans les années 50 à la dérive dictatoriale du régime en passant par l’exportation du castrisme, toute la vie du «Comandante» a été portée par l’idéologie révolutionnaire.
Discours de Fidel Castro à l’université de La Havane, le 27 novembre 1960. (Photo Liborio Noval)
publié le 27 novembre 2016 à 21h16

Bête noire de onze présidents américains - d'Eisenhower à Obama - et porte-drapeau des luttes anti-impérialistes du siècle dernier, Fidel Castro s'est éteint vendredi à La Havane, terrassé par une maladie qui l'avait contraint à céder le pouvoir à son frère Raúl en février 2008, après quarante-neuf ans de règne sans partage sur l'île. Le 13 août, pour son 90e anniversaire, il était réapparu en public pour la première fois en quatre mois après avoir critiqué par écrit les Etats-Unis, l'ancien ennemi de la guerre froide avec lequel Cuba est en plein rapprochement. Héraut du tiers-monde dans la deuxième moitié du XXe siècle, ce dernier dinosaure du socialisme était de la trempe des Nasser et des Nehru. Il restera un symbole pour les pays du Sud, Amérique latine en tête.

Fidel Castro est né le 13 août 1926 près de Birán, dans l'est de l'île, au sein d'une famille aisée de la bourgeoisie agricole. Son père, Angel, est un planteur de canne à sucre émigré de Galice (Espagne) qui a fait fortune grâce au commerce avec les Américains. «Il graissait la patte des autorités pour obtenir des passe-droits, se souvenait le "Líder máximo". Il invitait les élus locaux, ouvrait les portes de l'armoire du salon et en sortait des enveloppes bourrées de billets qu'il leur distribuait !»

Le reste du temps, Angel Castro trompe sa femme et collectionne les aventures. La mère de Fidel, Lina Ruz, originaire des îles Canaries, est l'ancienne servante de la famille qui lui a déjà donné deux enfants illégitimes, Angela et Ramón. Le couple aura trois autres descendants : Juanita, Raúl (qui deviendra le protégé de Fidel et son inséparable compagnon d'armes) et Augustina. Jusqu'à son baptême en 1935 et sa reconnaissance officielle par Angel, Fidel gardera le nom de sa mère. Son père l'envoie en pension chez les jésuites, où il accomplira toute sa scolarité, d'abord en primaire au collège La Salle de Santiago de Cuba, puis en secondaire au collège catholique Belén de La Havane. C'est là, au cours d'un tournoi de basket-ball contre le collège protestant La Progresiva, qu'il tombe amoureux de Mirta Díaz-Balart, alors âgée de 15 ans. En 1943, Fidel Castro s'inscrit à la faculté de droit de La Havane, devient président de la Fédération des étudiants et s'engage progressivement dans l'idéologie révolutionnaire. Avec ses amis de l'Union insurrectionnelle révolutionnaire (UIR), il fait régulièrement le coup de feu contre une autre organisation étudiante, le Mouvement socialiste révolutionnaire (MSR). Les règlements de comptes entre les deux factions quasi mafieuses ensanglantent les rues de La Havane. «C'était une période beaucoup plus dangereuse que toutes mes années passées à préparer et à faire la révolution», confiera-t-il plus tard.

En 1947, à la tête d’un corps expéditionnaire, il tente même de renverser le dictateur Rafael Trujillo en République dominicaine. L’opération est un échec. Mirta attend sagement son révolutionnaire d’amant à La Havane. Leur mariage est prononcé le 10 octobre 1948 en l’église de Banes, le village des Díaz-Balart proche de Birán. Les époux entament alors un voyage de noces aux Etats-Unis. Miami, New York… Castro est conquis par l’Amérique triomphante de l’après-guerre et envisage sérieusement de s’y installer. Le couple rentre à La Havane au bout de trois mois. Fidelito, le seul fils que Fidel Castro reconnaîtra officiellement, naît en septembre 1949.

«Petits-bourgeois»

Fidel boucle sa dernière année d'études et ouvre, en 1950, un cabinet d'avocats «pour défendre les déshérités». L'entreprise périclite car, si les clients existent, ils sont trop désargentés pour engager des procédures. D'ailleurs, la passion de la politique dévore Castro. Il devient membre du Parti du peuple cubain (dit «Parti orthodoxe», qui se réclame du poète José Martí, un jacobin socialiste héros de l'indépendance) et se présente aux élections parlementaires de 1952. Mais le scrutin est annulé le 10 mars par le coup d'Etat du colonel Fulgencio Batista. Après le coup de force, l'avocat Fidel Castro dépose un recours devant la Cour constitutionnelle, qui le rejette. Il se lance alors dans la lutte contre la dictature. Pourtant, la répression est féroce. Les opposants à Batista sont traqués, arrêtés, assassinés ou déportés. Le Cuba de Batista devient rapidement le bordel des Etats-Unis : mafia, corruption, prostitution, casinos, drogue… L'économie cubaine, dans son ensemble, est entre les mains des entreprises et des banques nord-américaines. Plus de 500 000 Cubains (sur 6 millions de personnes) sont au chômage. Pendant de longs mois, le couple vivote aux crochets du père de Fidel. On leur coupe régulièrement l'électricité pour non-paiement des factures (la compagnie d'électricité, à capitaux américains, sera dans les premières à être nationalisée après la révolution). Ce qui n'empêche pas Fidel Castro d'investir ses maigres économies dans… la collection des discours et articles de Benito Mussolini.

En compagnie de son frère Raúl, Fidel Castro et quelque 150 jeunes révolutionnaires déclenchent l'offensive armée contre la tyrannie de Batista le 26 juillet 1953, en prenant d'assaut la caserne de la Moncada, à Santiago de Cuba. La tentative d'insurrection est réprimée dans le sang. Fidel et Raúl échappent au massacre (plusieurs dizaines de morts), mais sont arrêtés. Le Parti communiste cubain (PCC), qui n'a aucune attirance pour les actions de ces jeunes activistes, dénonce l'entreprise de «petits-bourgeois aventuristes». Lors de son procès, le 16 octobre de la même année, Fidel Castro prononce lui-même sa plaidoirie, restée célèbre grâce à cette phrase : «Condamnez-moi, peu importe. L'histoire m'acquittera.» Les deux frères sont condamnés à quinze ans d'emprisonnement et  déportés sur l'île des Pins. Mais Fidel et ses idées commencent à gagner la sympathie de larges secteurs de la population.

Embargo

Pendant la détention de son mari, Mirta découvre l'existence de «Naty» Revuelta, sa maîtresse. Elle demande le divorce. De son côté, Naty donnera le jour à Alina, longtemps top-model à Cuba avant de stigmatiser la «tyrannie» de son père et de s'exiler en 1993 aux Etats-Unis (lire ci-contre). Quant à Fidel Castro, amnistié et libéré avec son frère en 1955, il se vengera après la révolution en faisant exécuter le directeur du pénitencier. Désormais privé du soutien paternel, honni par sa belle-famille et inquiété par les sbires de Batista, il s'exile en juillet 1955 au Mexique. Où, entouré d'une poignée de fidèles, il fonde le Mouvement du 26 Juillet. Un jeune médecin argentin révolutionnaire, Ernesto «Che» Guevara, se joint à eux.

Le 25 novembre 1956, la révolution cubaine est lancée sur la rive droite du fleuve Tuxpan, près du golfe du Mexique : 82 hommes prennent la mer en direction de Cuba sur une embarcation en mauvais état, Granma, achetée par le mouvement. «Il y avait tellement peu de place à bord qu'on a été obligé de laisser à terre les plus gros et les plus grands d'entre nous», raconte Castro. Parvenus à Cuba, les barbudos, ces guérilleros barbus et vêtus d'uniformes vert olive qui tendent des embuscades aux agents du pouvoir en place, deviennent rapidement populaires. La dictature de Fulgencio Batista s'écroule en janvier 1959. Ce qui n'inquiète pas les principales puissances mondiales, Etats-Unis en tête : elles s'empressent de reconnaître le nouveau gouvernement. Dès le mois d'avril, Fidel Castro entreprend un voyage officiel aux Etats-Unis pour expliquer qu'il n'est «pas communiste», et pour négocier au meilleur prix la récolte de sucre cubain. Mais Washington refuse de fixer le prix pour la saison. Castro s'énerve. «Nous le vendrons ailleurs», menace-t-il. En février 1960, l'URSS passe un accord avec Cuba pour acheter son sucre en échange de pétrole. Huit mois plus tard, les Américains décrètent un embargo sur le commerce avec l'île, toujours en vigueur aujourd'hui.

En janvier 1961, les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues. En avril, John F. Kennedy, le premier des onze présidents américains que Castro verra défiler, laisse débarquer des anticastristes dans la baie des Cochons (que les Cubains appellent Playa Girón). Leur défaite est cuisante et Castro devient le porte-drapeau des anti-impérialistes. En pleine guerre froide, le Russe Nikita Khrouchtchev en fait son poulain et installe des missiles soviétiques en territoire cubain. Kennedy mobilise immédiatement 150 000 réservistes, organise le blocus naval de Cuba et lance un ultimatum à Moscou. Dans un premier temps, Khrouchtchev refuse d'obéir. Mais il cède, le 28 octobre, contre l'engagement américain à ne pas attaquer l'île. Castro prend ombrage de cet accord conclu entre les deux «grands» sans qu'il eût été consulté. Dans un magistral pied de nez à Washington comme à Moscou, Cuba se lance alors dans le soutien aux guérillas tiers-mondistes : Angola, Mozambique, Ethiopie, Guatemala, Salvador, Nicaragua… Les conseillers et les combattants cubains sont sur tous les fronts. Fidel Castro rengainera progressivement sa kalachnikov après l'exécution par l'armée bolivienne d'Ernesto Guevara, le 9 octobre 1967. La dramatique situation économique du pays pousse définitivement Cuba dans les bras de l'Union soviétique au début des années 70. La Havane devient dépendante à plus de 80 % du commerce avec Moscou.

Régime totalitaire

L’éclatement de l’URSS, en 1991, provoque à nouveau une terrible crise économique qui oblige Castro à faire de timides concessions au capitalisme, jusqu’à ce qu’il trouve un nouvel allié économique en la personne du président socialiste vénézuélien, Hugo Chávez. Les années Castro sont marquées par d’incessantes violations des droits de l’homme : dénonciations, détentions arbitraires, longues peines d’emprisonnement, persécution des opposants, fermetures de librairies, chasse aux homosexuels, purges, disgrâces et privations des libertés. Tout l’arsenal des régimes totalitaires est mis en œuvre pour éviter les débordements. De nombreux compagnons du leader (de la clandestinité, de la lutte armée dans la Sierra Maestra…) ont souvent fait les frais de la répression pour l’avoir critiqué. Etranglé par le blocus américain, le régime a cependant mis en place des politiques d’éducation et de santé performantes et les Cubains restent généralement fiers de n’avoir pas plié face à leur grand voisin. C’est sur la scène internationale que Castro, uniforme de commandant, barbe en bataille et baskets aux pieds, a capitalisé la sympathie. Il était devenu l’hôte de marque des forums internationaux, de la rencontre ibérico-américaine à Madrid en 1992 (son premier voyage officiel en Europe occidentale) au Sommet du millénaire de l’ONU à New York, en 2000.

Après avoir cédé le pouvoir, pour raisons de santé, à son frère Raúl en 2008, il continue à recevoir des dirigeants : le Brésilien Lula, les Vénézuéliens Hugo Chávez puis Nicolás Maduro, le Bolivien Evo Morales ou l'Equatorien Rafael Correa. Mais aussi François Hollande. Il leur montre ses plants de moringa, plante dont il prétend qu'elle peut, par ses vertus médicinales, sauver l'humanité. Dans sa semi-retraite, il continue à peser, publiant les «Réflexions du camarade Fidel», sorte de blog où il pourfend l'ennemi nord-américain, se félicite du «socialisme du XXIe siècle» de Chávez, fait l'éloge de Maradona. Silencieux lors du rapprochement avec Washington (décembre 2014), il retrouve sa verve après la visite historique d'Obama, en mars 2016. «Nous n'avons pas besoin de cadeaux des Etats-Unis», tonne le patriarche. Il livre son testament au congrès du PCC, le 19 avril 2016 : «Notre tour viendra à tous, mais les idées des communistes cubains resteront. […] Nous poursuivrons notre marche et perfectionnerons tout ce qui doit être perfectionné, avec une loyauté éclatante, dans une marche irrésistible.»