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Libération
Témoignage

A Alep : «Je ne sais pas comment, mais je dois essayer de quitter cette maison»

«Libération» a choisi de donner régulièrement la parole aux habitants de la ville syrienne. Ils racontent leur quotidien dans un pays enlisé dans une guerre sans fin. Aujourd'hui, Abu Ahmed, 27 ans, blessé, qui vit à Alep-Est.
A Alep-Est, le 2 décembre. (Photo George Ourfalian. AFP)
publié le 2 décembre 2016 à 17h42

Abu Ahmed, 27 ans, est réparateur d'ordinateurs, il vit à Alep-Est. Son témoignage a été recueilli par l'intermédiaire de Médecins sans frontières (MSF)

«Il y a un mois, comme chaque matin, j’attendais des amis pour prendre le café. Mes amis étaient en retard. Quand il y a eu le bombardement, j’étais seul. J’ai entendu le missile arriver vers moi, même si je ne l’ai pas vu. J’ai couru, mais pas assez vite. C’était une bombe à sous-munitions. Quelques-unes ont explosé sur les bâtiments. Un éclat a transpercé ma jambe gauche. Mes autres blessures sont superficielles.

«Allongé au sol, en état de choc, je pensais que j’avais perdu ma jambe. Des voisins se sont rassemblés mais ils n’ont pas eu le courage de s’approcher, ils avaient peur des bombes qui n’avaient pas explosé et qui étaient tout autour. Ils avaient aussi peur d’une deuxième frappe, juste après la première – une tactique habituelle. Ils ont attendu 5 minutes pour être sûr que l’avion était parti.

«Ils ont essayé de me soulever mais je hurlais que j’avais trop mal. Ils ont appelé une ambulance qui, par chance, est arrivée. L’hôpital était proche, à seulement 2 minutes, mais ce jour-là, le chauffeur a dû suivre un autre trajet, beaucoup de rues étaient bloquées par des débris et des corps à cause du raid.

«A l’hôpital, ils ont fait une radio et m’ont amené en salle d’opération. Ma jambe était disloquée et l’os de ma cuisse pulvérisé. Je leur ai demandé si j’allais être amputé mais le docteur a dit non. J’ai ensuite été installé dans une chambre au premier ou deuxième étage. Elle était très petite et avait été endommagée par des frappes aériennes, il n’y avait plus de vitre aux fenêtres et des gens n’arrêtaient pas d’aller et venir. Dans une chambre comme celle-là, vous avez sans cesse peur d’être ciblé. Je pouvais entendre les avions tourner dans le ciel. Je ne pouvais plus encaisser le stress, j’ai demandé à être ramené chez moi.

«Quand je suis arrivé, c’était la nuit. Des voisins sont sortis, m’ont porté jusqu’à ma chambre au premier étage et m’ont couché sur le lit. Je voulais me reposer mais c’était impossible. Je pouvais encore entendre les avions et les missiles explosaient autour de nous. Cette nuit-là, les raids n’ont pas cessé. Les antiobiotiques et les antidouleurs qu’on m’avait donnés à l’hôpital ne faisaient pas effet.

«Une semaine plus tard, j’aurais dû aller mieux mais la douleur était telle que je ne pouvais pas dormir. Je ne pouvais pas aller à l’hôpital, il n’y avait pas d’ambulance, et même si j’avais pu y aller, il n’était pas sûr que je puisse voir un médecin.

«J’ai commencé à réfléchir à une manière de me faire soigner d’une autre manière. Sur les conseils d’amis infirmiers et de personnes âgées qui connaissent les traitements traditionnels, j’ai demandé dans mon entourage du lait et du miel. Je ne pouvais pas les payer mais j’étais prêt à m’endetter. Mais c’était impossible d’en trouver… Régulièrement, des gens du quartier m’apportaient un poulet ou un œuf. Avec le siège, tout le monde élève un ou deux poulets chez lui.

«Au bout de seize jours, ma cuisse a commencé à enfler. Je ne pouvais plus la toucher, c’était trop douloureux. Je ne pouvais même plus la recouvrir d’une couverture.

«Trouver une voiture pour m’amener à l’hôpital était un enfer. Très peu de voitures circulent encore à cause de la pénurie d’essence. A la fin, j’ai appelé une ambulance et je leur ai dit "Je ramperais jusqu’à l’hôpital s’il le faut". J’ai fini par réussir à y aller. Le docteur m’a fait de nouvelles radios et m’a dit de revenir dans un mois.

«Un ami a transmis les radios à un chirurgien orthopédique qui vit en dehors d’Alep Est. Les nouvelles n’étaient pas bonnes : l’opération n’avait pas fonctionné et je devais être réopéré. Les chances d’être opéré ici à nouveau étaient infimes. Ce dont j’avais besoin, m’a-t-il dit, était un spécialiste de l’autre côté de la frontière, en Turquie.

«J’étais si déprimé que j’ai perdu l’appétit. Depuis un mois, j’étais allongé dans un lit sans bouger pour laisser mon os se soigner. Depuis un mois, je demandais à mes amis de trouver des antidouleurs, qui coûtent cinq fois plus cher qu’avant. Tout ça pour rien. S’il n’y avait pas de siège, ce serait bien sûr différent. Je pourrais sortir d’Alep-Est, aller voir un autre médecin et passer en Turquie pour me faire soigner. Je n’ai pas d’autre choix que de continuer avec les antidouleurs jusqu’à ce que la route soit à nouveau ouverte.

«La plupart des membres de ma famille sont en Turquie. Je suis resté à Alep-Est pour être avec mes amis. Ma sœur est revenue pour me rendre visite, mais le jour où elle est arrivée, sa maison a été bombardée et, maintenant, elle est piégée ici elle aussi.

«Je ne peux plus quitter ma chambre. Mon quartier me manque, l’extérieur me manque. Je regarde des photos. Mes amis me rendent visite chaque jour. Pendant les bombardements, je reste dans ma chambre, cela ne vaut pas les efforts de descendre au rez-de-chaussée. La maison n’a que trois étages et les missiles qu’ils utilisent pourraient la faire écrouler. Je ne peux pas dormir. Toutes les portes sont cassées et la maison voisine a été détruite. Les routes sont fermées. Je ne sais pas comment, mais je dois essayer de quitter cette maison.»