Les bulbes dodus, coiffant un imposant édifice anguleux, feuilleté de marbre et de verre, brillent d’un éclat mat dans le soleil glacé. L’air froid vibre au son des cloches. La cathédrale orthodoxe de la Sainte-Trinité, érigée en plein cœur de Paris, au pied de la Tour Eiffel, a été consacrée ce dimanche par le patriarche de Moscou, Kirill. Entouré d’une trentaine d’évêques et de prêtres tout d’or vêtus, le chef de l’Eglise russe a présidé la dédicace puis la liturgie (la messe), dans une cathédrale inondée de lumière, aux murs encore vierges, qui attendent d’être recouverts de fresques et de mosaïques, devant une petite foule de fidèles orthodoxes, pour la plupart des émigrés russes, anciens ou récents. Parmi les invités de marque se pressaient l’épouse du Premier ministre russe, Svetlana Medvedeva, Anne Hidalgo, la maire de Paris, Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial de la France pour la Russie, ou encore Mireille Mathieu, la chanteuse française préférée du Kremlin.
Cathédrale «Saint-Vladimir»
«Kremlin-sur-Seine» ou cathédrale «Saint-Vladimir» pour ses détracteurs, le Centre spirituel et culturel orthodoxe russe a été imaginé comme un symbole de l’entente franco-russe. En 2007, Nicolas Sarkozy et Vladimir Poutine négocient étroitement sur des dossiers économiques, énergétiques et militaires. Recevant le patriarche de l’époque, Alexis II, le président français d’alors promet un gage d’amitié à la Russie qui s’apprête notamment à acheter à la France deux porte-avions Mistral. L’Etat russe acquiert facilement un site de 4 000 m² au bord de la Seine et investit près de 170 millions d’euros dans le chantier. Après de nombreux rebondissements et la résistance de la mairie de Paris au premier projet, c’est l’architecte français Jean-Michel Wilmotte qui dessine le corps de bâtiments regroupant cathédrale, librairie, salles d’exposition, auditorium, bureaux du service culturel de l’ambassade et école primaire bilingue.
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Mais neuf ans plus tard, les relations entre la France et la Russie sont tièdes, pour ne pas dire gelées. Le Centre a été inauguré sans faste le 19 octobre, en l'absence ostentatoire de Vladimir Poutine. Brouillé avec son homologue russe sur le dossier syrien, François Hollande a renoncé à l'inviter au dernier moment. «Beaucoup d'encre a coulé sur la signification à accorder à ce projet. Mais sans le nouveau contexte géopolitique, sans l'annexion de la Crimée, ou le rôle de Moscou en Ukraine et en Syrie, l'inauguration de cette cathédrale serait un acte certes symbolique mais avant tout religieux et culturel», commente l'historien des religions Jean-François Colosimo.
«Soft power» confessionnel
Dans un contexte de crispation diplomatique et de confrontation avec l'Occident, la Russie fait des efforts soutenus pour sortir de son isolement en ayant recours au «soft power», et le nouveau Centre peut être perçu comme une base pour diffuser son influence (malvenue pour beaucoup) au cœur de la société française. «S'agit-il de soft power ? s'interroge Colosimo. La démarche est en décalage avec les usages actuels car elle reste territoriale, monumentale, démonstrative. Mais la véritable puissance aujourd'hui c'est celle de l'influence et de l'intégration, pas l'affirmation démonstrative.» Selon l'expert, s'il y a un rayonnement, il sera surtout confessionnel.
La nouvelle cathédrale devient le siège de l’évêque de Chersonèse, nom de la juridiction du patriarcat de Moscou pour la France, la Suisse, l’Espagne et le Portugal, résidant jusque-là dans l’église exiguë des Trois-Saints-Docteurs, dans le XVe arrondissement. Cette manifestation de puissance et une visibilité accrue sur les bords de la Seine sont vues d’un œil inquiet par une partie de la communauté orthodoxe de France, dont certaines paroisses relèvent de l’archevêché des Eglises russes en Europe occidentale (placées sous le patriarcat œcuménique de Constantinople), et qui craint les visées expansionnistes de l’Eglise de Moscou, jugée conservatrice, nationaliste et trop liée à Vladimir Poutine.