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Libération
Reportage

Irak : «Mes enfants sont de l’autre côté de cette tranchée»

A Bashiqa, des familles libérées de l’Etat islamique par les peshmergas sont bloquées à la nouvelle «frontière» du Kurdistan, où se trouvent leurs proches.
publié le 6 décembre 2016 à 20h06

Bashiqa est une ville détruite. Elle a été libérée début novembre de l'Etat islamique par les peshmergas. Aux frontières de ce néant, une tranchée délimite les territoires contrôlés par les forces kurdes. Derrière un grand trou, des dizaines de familles attendent, assises dans le désert, que la région autonome du Kurdistan leur ouvre ses portes. A l'horizon se dessinent les silhouettes de villages que certaines d'entre elles ont fuis. «Là-bas les combats continuent», affirme Amina. La quadragénaire a étendu une couverture sur le sable.

Au petit matin, il fait encore froid, elle et ses filles sont assises les unes contre les autres. «Nous avons vécu pendant deux ans et demi sous l'autorité de Daech, explique cette femme au regard déterminé. Mais quand la coalition a intensifié les bombardements et que l'armée irakienne a commencé à tirer sur le village, nous avons dû quitter la maison. Les gens mouraient autour de nous !» Pour Amina, ces derniers jours sont de nouveaux obstacles dans une vie de souffrance : «Il y a eu la guerre Iran-Irak, celle du Koweït, la chute de Saddam Hussein, l'Etat islamique, et tout ça pour finalement me retrouver ici, assise dans la poussière.» Cela fait maintenant trois jours et deux nuits qu'elle attend, sans connaître sa destination.

Soleil de plomb

Un troupeau de moutons passe devant elle. Ahmad, le berger, les chasse du bout de son bâton. Lui a sa famille de l'autre côté de la frontière. «J'étais allé faire paître mes moutons quand les combats ont commencé il y a quelques semaines, explique-t-il. Entre-temps, les peshmergas ont construit cette tranchée. Maintenant, je ne peux pas rejoindre ma femme. De toute façon, je n'abandonnerai pas mes moutons. C'est toute ma fortune. Je préfère rester ici avec eux que les laisser pour entrer dans un camp.»

Il est midi, un soleil de plomb a cassé le froid. Ici, pas d'eau, pas d'arbre, pas d'ombre. Un peshmerga traverse la tranchée, les bras chargés de victuailles. Une vieille dame vient l'aider à les porter, c'est sa tante. Lui se bat pour le Kurdistan, elle, qui aimerait pouvoir y entrer, en est rejetée. Une fois assis pieds nus sur une mince natte qui sert de nappe, Shevan, le peshmerga, nous explique la situation complexe de sa famille qui fait partie de la minorité shabak, très présente dans cette région de la plaine de Ninive : «Nous venons d'un village qui, avant Daech, était contrôlé par les peshmergas. Cette tranchée-là n'existait pas. Mais maintenant, ma famille doit attendre une permission pour rentrer dans ce nouveau Kurdistan.»

Malgré tout, le jeune homme s'applique à tenir un discours en l'honneur de ce territoire : Kurdistan protecteur des opprimés, Kurdistan de liberté… Son oncle Jamal, lui, fulmine : «Mes enfants sont tous de l'autre côté de cette tranchée, ils sont fonctionnaires pour l'Etat kurde. Mon neveu est peshmerga. Mais on nous laisse dehors alors que nos villages font historiquement partie des terres kurdes. Nous sommes les oubliés de l'Irak.» Même s'il avait la permission de traverser cette tranchée avec sa femme, même si ses enfants se font un plaisir de les accueillir, ils iraient tout droit dans un camp de réfugiés, question de sécurité. Mais encore faudrait-il que le gouvernement kurde donne son autorisation.

Dans ce bout de désert, seul un petit groupe d'Occidentaux assure une aide médicale. Leur chef, Dave Eubank, un Américain, ne comprend pas ce blocage de la part des autorités kurdes. «Les peshmergas nous disent que les camps [du territoire] sont pleins, mais les Nations unies, elles, disent qu'il y a encore de la place, affirme-t-il, circonspect. Je sais qu'il y a des bus prêts pour venir chercher les familles, ils ont simplement besoin d'une permission. Même à la belle étoile, les familles seraient mieux dans un camp, avec de l'eau, des infrastructures médicales et de la nourriture, qu'ici en plein milieu du désert.»

A quelques centaines de mètres de là, dans la nouvelle base kurde de Bashiqa, le général peshmerga Bahram soutient que le Kurdistan irakien fait ce qu'il peut pour accueillir les familles : «Ça fait deux mois que je répète que la capacité d'accueil est limitée. Et au plus fort de la bataille de Mossoul, il y aura au minimum 500 000 personnes à nos portes. Nous allons au-devant d'une énorme crise humanitaire.»

Papiers confisqués

Dans la soirée, les familles seront finalement transférées au camp de Hassan Sham. Alors que le soleil se couche sur les rangées de tentes, des enfants achètent des chips à travers le grillage. Les vendeurs n'ont pas le droit d'entrer, ni les enfants de sortir. Une famille franchit la porte du camp. Trois femmes viennent retrouver leur neveu qu'elles enlacent longuement. «Cela fait deux ans et demi qu'ils ne se sont pas vus, chuchote respectueusement le mari de l'une d'elles. Nous habitons à Dohuk, au Kurdistan, lui habitait un village près de Mossoul.» Mais cette scène de tendresse est coupée par la voix du gardien du camp. «C'est trop tard pour les visites, aboie l'homme. Il est 16 h 30, il fallait que vous veniez avant 16 heures.» C'est un asaïch, un agent des forces de sécurité kurdes. Il fouille chacun des sacs apportés par la famille. «Après tout ce temps sans se voir, nous ne pouvons même pas avoir quelques minutes pour se retrouver…» se plaint l'une des femmes. «Chut, tais-toi, coupe anxieusement le neveu. Ne parle pas, c'est dangereux.» Il semble perdu et effrayé.

Plus éloigné des gardiens, un autre homme accepte de nous répondre. Lui aussi est un Shabak. «Ma famille habite dans un village en paix, pas très loin d'ici, sur les terres du Kurdistan irakien. Mais depuis quinze jours, les asaïch ne veulent pas me rendre ma carte d'identité. Mais au fond, après ce que j'ai vécu sous Daech, leur prison est ma liberté.» Les papiers des habitants ont été confisqués par les autorités kurdes. Ils ne savent pas quand ils pourront les récupérer. Le gouvernement régional affirme agir pour la sécurité de la région, afin de ne pas laisser circuler les possibles collaborateurs de l'EI. Tout en reconnaissant l'argument, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés dénonçait déjà il y a huit mois des «restrictions disproportionnées imposées aux populations déplacées au Kurdistan irakien. Ils témoignent de placements forcés dans les camps et d'entraves à la liberté de mouvement». Des accusations relayées par l'ONG Human Rights Watch, qui dénonce également la destruction volontaire et gratuite de logements et de villages arabes libérés par les forces kurdes.