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Libération
Reportage

En RDC, Kabila gagne du temps, la rue serre les rangs

Le dirigeant congolais, qui a obtenu un report de la présidentielle à 2018, ne quittera pas le pouvoir ce lundi soir, date de la fin de son mandat. A Kinshasa, les habitants se préparent à des manifestations de l’opposition et redoutent des violences.
Devant les locaux de l’UDPS, le principal parti d’opposition, le 8 décembre. (Photo Guillaume Binet. Myop)
publié le 18 décembre 2016 à 19h26

Avec la saison des pluies, la route de terre qui mène au marché central de Kinshasa s'est transformée en tranchée. Il faut la longer à petits pas, s'appuyer sur les déchets qui la tapissent pour ne pas tomber dans la boue. La rue voisine est inondée d'eau croupie que les voitures traversent à gué. «Certaines routes ont été refaites par le Président il y a trois ans, elles sont déjà cassées», se désespère un taxi dans la chaleur cumulée du soleil et des embouteillages.

Arrivé au pouvoir en 2001, élu en 2006 et réélu en 2011 à la faveur de scrutins contestés, Joseph Kabila était censé terminer son dernier mandat ce lundi, selon la Constitution congolaise. La présidentielle de fin novembre n'a jamais eu lieu, «faute de budget», selon les partisans du pouvoir, le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD). L'opposition accuse le chef de l'Etat de profiter de l'attente pour se maintenir au pouvoir.

A l'angle d'une rue, deux garçons balaient une cour emplie de poussière, à côté d'un panneau promettant des travaux d'assainissement. Une voiture passe et écrase presque les pieds d'un homme à lunettes assis sur un muret. Sa main gauche est pleine de montres, sa main droite griffonne des morceaux de papier minuscules d'une écriture bleue serrée. C'est Jean. Il habite ici, à «la Cité», vend des montres là-bas, à «la Ville». «Je fais mes comptes de la journée», dit-il en souriant.

La rue du marché est aussi une frontière dans cette capitale de huit, onze, peut-être douze millions d'habitants, jamais recensés depuis 1984. Elle sépare les plus pauvres des plus riches, ceux qui vendent des montres bon marché et ceux qui les rapportent du duty free. D'un côté se répandent les quartiers surpeuplés de l'ancienne cité indigène – plus on avance vers l'est, plus la misère et les densités augmentent –, de l'autre s'étend l'ancienne Léopoldville belge et blanche, avec ses institutions, ses banques, ses bureaux, ses hôtels, ses supermarchés. Et au bord du fleuve Congo, le palais présidentiel cerné de barrages militaires et le mausolée de Laurent-Désiré Kabila, l'ancien président assassiné en 2001, père de l'actuel dirigeant. L'accès au monument est interdit si on ne donne pas un billet au soldat, qui pose sa kalachnikov à terre.

«Psychose»

Côté «Ville», le révérend Milenge, un monsieur en chemise à damiers bleus et blancs, cravate rouge et bleue, s'assied dans un large fauteuil en velours pendant qu'un secrétaire note ses paroles. Son bureau est à équidistance du siège du PPRD et d'une tour en verre qui abrite plusieurs ministères, que les Kinois (les habitants de Kinshasa) appellent «l'immeuble intelligent». Le chef de l'Eglise du Christ au Congo, la plus grande organisation évangélique du pays, vante la «vision» de Kabila. «La démocratie a avancé, lance le pasteur, avant d'hésiter… Bon, même si elle n'est pas arrivée jusqu'à la base du pays. Le 19 décembre est une date manipulée par l'Occident pour créer la psychose. Ce sera un jour comme les autres.»

Pourtant, ce lundi a tout d’une date historique pour le pays. Tout le monde sait, à Kinshasa, où les gardes présidentiels à béret rouge patrouillent déjà, qu’à partir de ce jour-là, des manifestants soutenus par le principal parti d’opposition (l’Union pour la démocratie et le progrès social, UDPS) tenteront d’avancer depuis les quartiers de la «Cité» vers la «Ville». On ne sait ni leur nombre ni leur force, mais «le 19» est sur toutes les lèvres.

Cela arrive après une longue période de tractations entre la majorité et l’opposition, pendant laquelle toutes les techniques de report ont été épuisées par le PPRD. Après consultation des partis, la Commission électorale a conclu ne pas pouvoir organiser le scrutin, puis un «dialogue national» organisé par le gouvernement, qui a repoussé les élections à avril 2018. Et enfin des pourparlers sous l’égide de la Conférence épiscopale nationale du Congo, sans qu’un accord ne soit trouvé avec l’opposition. Suspendus samedi, ils devraient reprendre mercredi.

Des parchemins

Tout ceci semble loin de Willy, 34 ans, au regard triste et fatigué. «Au Congo, on devient vite de grands vieux», dit-il à côté d'un gamin cireur de chaussures qui agite deux bouteilles de verre pour attirer les clients. Un parasol, une boîte en carton et une chaise lui ont suffi pour ouvrir un bureau de change près de l'avenue des Huileries. C'est l'une des artères stratégiques de Kinshasa, qui relie le Parlement à l'un des dix camps militaires et que les manifestants essaieront sans doute d'approcher.

Willy échange des dollars contre des billets de francs congolais qui ressemblent à des parchemins, vend des cigarettes à l’unité et propose aux passants de recharger leur portable pour 200 francs (moins de 20 centimes d’euro) grâce à de l’électricité piquée au bar d’à côté. Il se fait environ 6 000 francs par jour (environ 5 euros). Côté «Cité», la femme de Willy a fait des stocks de macaronis, de charbon et de farine de manioc en prévision de ce lundi.

Willy n'ouvrira pas son bureau et fermera plus tôt que les jours précédents. Il avait fait de même lors d'un autre «19» qui a laissé de sombres souvenirs à Kinshasa. Le 19 septembre, en l'absence de la convocation de scrutin prévue par la Constitution, une manifestation avait débuté dans le quartier de Limete, le bastion de l'UDPS. La permanence du parti avait été incendiée, des commerces saccagés, la police avait tiré sur les manifestants, beaucoup avaient été arrêtés. Plus de 50 personnes avaient été tuées pendant ces trois jours d'émeutes.

Comme lors d'un troisième «19» congolais… Le 19 janvier 2015, lorsque des manifestants avaient déjà protesté contre le report de l'élection présidentielle induit par un recensement de la population. «Nous avons peur du désordre car cela empêche de gagner de l'argent», dit Willy, qui donne la moitié de son salaire à une Eglise de Réveil car il a vécu «un miracle» : «Je ne gagnais plus d'argent. Le pasteur a prié et l'argent est revenu.»

«Coups de feu»

Potient Kalonji, 38 ans, fait partie des disparus du 19 septembre. A quelques pas de l’avenue des Huileries, son épouse et son frère, qu’on nommera Rose et Jonas, nous accueillent dans la maison d’une voisine. Les six enfants regardent une télévision bloquée sur une chaîne gouvernementale. La famille vit à côté, dans un cabanon en tôle sans eau courante, où ils dorment à sept sur le sol en ciment, pour l’équivalent de 38 euros par mois.

Il y a un an, Potient, Rose, Jonas et les enfants ont quitté Mbuji-Mayi, la capitale de la province du Kasaï-Oriental et des mines de diamant. Chef des étudiants de sa fac, le père achetait et revendait les pierres pour un député. Avec la chute du cours de la pierre précieuse, il a dû partir et emmener sa famille auprès d’un oncle, militaire à Kinshasa (lequel a fait trois ans de prison pour avoir participé à une réunion de l’UDPS).

Le dernier qui a vu Potient Kalonji vivant est son fils en chemisette et aux pieds nus : «Le 19 septembre, je suis sorti avec papa réparer la moto vers 9 heures. Il y avait des soldats partout. Quand on a entendu des coups de feu, il m'a dit de rentrer à la maison. Il n'est jamais revenu.» Des manifestants disent avoir vu, lors de la marche, ce militant de l'UDPS et du mouvement citoyen Filimbi. Sa famille a attendu trois jours que les tirs cessent pour faire le tour des commissariats. Des policiers leur ont répondu que «les manifestants sont l'affaire du Président». Même à la morgue, Potient Kalonji était introuvable. Une semaine après, un agent du renseignement leur a confirmé son arrestation et a dit de «rester calme». Il ne répond plus au téléphone depuis.

«Insécurité»

«Nous vivons dans l'incertitude, dit Jonas d'une voix cassée. Potient était le leader de notre famille. Je veux que le gouvernement nous le rende et dise qui est responsable de sa disparition. Notre seul espoir, c'est qu'un accord soit trouvé entre le Président et l'opposition, pour que les prisonniers politiques soient libérés.» «Le Congo…» marmonne-t-il quand la télévision s'éteint.

Les coupures d'électricité sont quotidiennes. Ces prochains jours, Rose et les enfants resteront à la maison. «Le 19, je ne veux pas en entendre parler, s'énerve Rose. Je suis blessée, je ne sais pas quand je vais cicatriser. Que dois-je faire pour mes enfants?» L'électricité revient, les enfants applaudissent. Les frais scolaires et le loyer n'ont pas été payés depuis trois mois, alors ils ne vont plus à l'école. Le propriétaire a donné jusqu'à mardi pour partir.

Dès que possible, la famille de Potient Kalonji retournera à Mbuji-Mayi. Jonas, lui, ira manifester: «Ici, pour devenir un homme il faut faire de la politique. Je suis déterminé car j'ai perdu un être cher. Le Président a trop tué. Le 19, les Congolais se prendront en charge et Dieu décidera de notre mort.»