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Libération
Mafia

Saviano dégaine contre le maire de Naples

L’écrivain s'en est pris dans une interview à l’action du maire de la ville, Luigi de Magistris, qu’il accuse de «naïveté» voire de «connivence» avec la mafia. L’élu, ancien magistrat et soutien de l’écrivain, lui a répondu vertement.
Roberto Saviano (à Naples en 2008) vit sous escorte depuis dix ans. (Photo Salvatore Laporta. AP)
par Eric Jozsef, Rome, de notre correspondant
publié le 8 janvier 2017 à 18h33

Une fusillade. Une de plus, dans les rues de Naples, où les jeunes recrues de la Camorra se disputent le territoire. Mais, dans le quartier historique de Forcella, mercredi, ce sont trois vendeurs ambulants sénégalais légèrement blessés et une petite fille de 10 ans, avec une balle dans la cheville, qui en ont fait les frais. Ainsi que la lutte antimafia. Car depuis ce nouvel épisode de violence, les rapports sont volcaniques entre l'ancien et très médiatique magistrat Luigi de Magistris, élu maire de la ville en 2011, et l'écrivain Roberto Saviano, auteur entre autres de la série télévisée Gomorra tirée du best-seller mondial éponyme.

Au lendemain de la descente des jeunes camorristes à Forcella, vraisemblablement pour punir les immigrés qui refusaient de subir un racket sans limites, le romancier de 38 ans, qui vit sous escorte depuis plus de dix ans accorde un entretien à La Repubblica dans lequel il loue «la rébellion des immigrés, signe d'espérance» et met en garde contre le fait que «les arrestations n'arrêtent pas la Camorra, il y a toujours de nouveaux affiliés».

Mais surtout, il attaque, bille en tête, le maire de la cité parthénopéenne, l'accusant d'inaction et de vouloir occulter la réalité : «Cette ville n'a pas changé. Penser résoudre les problèmes structurels en exaltant la renaissance du tourisme ou les fêtes populaires est dans la meilleure des hypothèses d'une grande naïveté. Dans la pire des hypothèses, c'est de la connivence.» Et l'écrivain qui vient de publier un livre sur les très jeunes mafieux napolitains (la Paranza dei Bambini) d'ajouter : «Luigi de Magistris est aux affaires depuis six ans, mais il parle comme s'il venait d'arriver au pouvoir.»

Ambitions nationales

Volontiers fougueux et grandiloquent, le maire (indépendant de gauche) réagit dans l'instant. Sans nuance, il reprend les arguments traditionnels de tous ceux que les dénonciations de Roberto Saviano dérangent, à savoir que la mafia serait, pour lui, une sorte de fonds de commerce. «Plus on tire, plus ta petite entreprise est florissante», dégaine Luigi de Magistris sur la page Facebook du romancier rappelant qu'il s'occupe «de mafia, de criminalité et de corruption depuis vingt-cinq ans» avant de poursuivre : «Si tu utilisais tes capacités mentales, tu devrais penser que tu es tout simplement en train de souhaiter l'invincibilité de la Camorra pour ne pas perdre le rôle qu'ils t'ont donné et que tu t'es construit. Et probablement ne plus accumuler autant d'argent.»

Pour l’opinion publique italienne, napolitaine en particulier, la controverse est déroutante. Avec d’un côté, celui qui est devenu à travers ses livres, ses articles, ses émissions de télévision, sa clandestinité forcée, l’emblème du courage, de l’intransigeance et de la résistance à la Pieuvre. De l’autre, un ancien procureur fustigeant publiquement la corruption à travers des enquêtes spectaculaires (bien que parfois sans fondement, notamment celle contre Romano Prodi qui accéléra en 2008 sa chute), entré en politique en 2009 et accueilli comme un sauveur à la mairie de Naples trois ans plus tard. Désormais, Luigi de Magistris cache à peine ses ambitions nationales, à la tête d’un mouvement à la gauche du Parti démocrate après sa triomphale réélection l’an passé (67% des voix) en vantant un bilan de la municipalité assaini, l’amélioration du système de ramassage des ordures ou encore la relance du tourisme.

De la poudre aux yeux pour Roberto Saviano qui, dans une contre-attaque, a accusé l'édile de cacher la «poussière sous le tapis» en délaissant notamment les banlieues : «Depuis qu'il est maire, non seulement le contexte, caractérisé par l'absence de règles et de laxisme, dans lequel naissent et croissent les organisations criminelles n'a pas changé, mais il a pris un tour grotesque : désormais la ville est en proie aux gamins de la Camorra […] C'est un populiste. Le problème, ce ne sont pas les assassinats, c'est moi qui en parle.»

«Polémique douloureuse»

Il est loin le temps où Luigi de Magistris défendait Roberto Saviano contre les attaques d'une partie de la droite berlusconienne en rappelant qu'il «est un symbole de la lutte pour la légalité» ou qu'en tant qu'eurodéputé, il proposait au Parlement de Strasbourg d'attribuer le prix Sakharov à l'écrivain. Lequel avait de son côté publiquement soutenu Luigi de Magistris lors du ballottage à la mairie en 2011 avant de considérer aujourd'hui que l'élu, entouré de «laquais», a «failli à sa mission».

«De Magistris a dépassé les bornes», est intervenu le quotidien progressiste la Repubblica (dont le romancier est l'un des éditorialistes). «Rien n'est plus odieux que de dire que Saviano s'enrichit sur le dos de Naples. […] Le maire aurait pu répondre courtoisement en exprimant ses perplexités, en rappelant à Saviano les changements positifs de Naples sous son mandat, il aurait pu contester en fournissant des explications. Non, au lieu de cela, il a préféré lui tirer dans le dos en utilisant le reproche le plus insultant et le plus banal.» De leur côté, les magistrats, comme coincés entre leur ex-collègue et l'écrivain, cherchent à calmer le jeu. Pour le procureur national antimafia, Franco Roberti, «cette polémique est douloureuse parce qu'elle risque seulement de réjouir ceux qui veulent la désagrégation de la ville à commencer par les camorristes». Et de lancer aux duellistes : «Arrêtez immédiatement, pour le bien de Naples.»