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Obama et l'économie : une fracture non acquittée

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Si Obama, qui a hérité de la pire crise depuis 1929, est parvenu à relancer la croissance et à faire baisser le chômage, il a échoué à réduire les inégalités et laisse un pays avec des millions de riches et des dizaines de millions de pauvres, où les loups de Wall Street règnent toujours en maître.
L'immeuble de la New York Stock Exchange (NYSE), principale plateforme d'échange de la bourse de New York. (Photo Jewel Samad. AFP)
publié le 17 janvier 2017 à 15h45

Cet article a été publié fin octobre dans notre supplément «Obama Blues».

Sauveur d’une économie au bord du gouffre, pare-feu d’une société aux inégalités incandescentes  ? Ou simple accompagnateur d’un pays où le capitalisme dérégulé règne toujours en maître, spectateur impuissant d’un clivage qui voit les 1 % les plus riches creuser toujours plus l’écart avec les 99 % restants  ? Il y a plusieurs manières d’envisager le bilan économique et social du locataire sortant de la Maison Blanche. ­Obamajuscule ou Obaminuscule  ?

«Il aura été un grand président, loue Jean-Paul Fitoussi, ancien président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il a permis au pays de renouer avec la croissance, grâce notamment à ses plans de relance keynésiens. Il a fait passer le chômage sous la barre des 5 %. Et si les inégalités restent abyssales, il les a réduites depuis deux ans. Et sa réforme de santé, en dépit d'une opposition d'une violence inédite, aura été un modèle du genre  : efficace et peu coûteuse. Il a tout le temps dû batailler contre un Congrès vent debout contre un homme ­considéré comme socialiste, gauchiste, fondamentaliste…»

«Ploutocratie»

Laurence Nardon, de l'Institut français des relations internationales, ne dit pas vraiment la même chose  : «L'Obamacare n'a pas fait plier les firmes pharmaceutiques et les tarifs des médicaments et des soins restent les plus chers du monde. Et si les inégalités avaient vraiment été réduites, pourquoi alors Bernie Sanders et Donald Trump ont-ils connu une telle ascension fulgurante, fondée sur le déclassement des classes moyennes ? La réalité, c'est que les Etats-Unis sont plus que jamais une ­société dickensienne, gouvernée par une ploutocratie. Un monde à part où les riches financent les élections et tiennent la laisse des élus, et où un lumpenprolétariat souvent afro-américain survit dans les centres quand la vraie bourgeoisie s'égaye en périphérie.»

En dépit de son volontarisme et de ses discours, Obama n'a pas vraiment réoxygéné le rêve américain. Un nouveau monde où tout est possible, à commencer par l'équité des chances. Où la génération qui vient vivrait mieux que la précédente. Où l'avenir d'un enfant pourrait ne pas dépendre des revenus et de l'éducation de ses parents, comme lors des Trente Glorieuses. Où l'éducation supérieure ne serait pas plombée par des frais d'inscription qui endettent à vie. Où l'immigration serait perçue comme un «win-win deal». Où les loups de Wall Street seraient rentrés dans leur tanière et l'exubérance financière muselée… Jean-Paul Fitoussi l'admet  : «Obama a été prisonnier des contre-pouvoirs de la démocratie américaine qui, de fait, la minent. Le Congrès a ainsi tout fait pour limiter ses avancées sociales, que ce soit sur le salaire minimum, les inégalités hommes-femmes ou les armes.» Laurence Nardon  : «Obama a dû faire des concessions au milieu financier, dont une partie a financé sa campagne pour arriver au pouvoir. Il n'a pu dans un premier temps supprimer les politiques fiscales favorables aux riches. Il n'a pu rétablir la loi Glass-Steagall sur la séparation des banques d'affaires et des banques de dépôt, adoptée en 1933 par Roosevelt et abrogée en 1999 par Bill Clinton, et qui a conduit à la crise de 2008. Pire  : il a vu la loi Dodd-Frank de 2010 sur la régulation de la finance vidée de sa substance.» Un quart de ses 400 mesures ne sont toujours pas entrées en application. Les plus sensibles. Les grandes banques sont devenues encore plus grandes. La Fed toujours plus puissante. Et ses huit années de politique de taux zéro ont écorné un autre contrat social américain : l'espoir qu'après une vie de labeur, l'épargne pour la retraite ait pu prospérer…

Lorsqu'il arrive au pouvoir, le 4 novembre 2008, porté par une campagne qui a mobilisé plus de 10 millions de militants et réconcilié les Américains avec la politique, le 44e Potus entend bien surfer sur un double discrédit. Celui d'une administration républicaine sortante au bilan économique et social gangrené par des inégalités. Et d'une finance qu'il ­estime arrogante, hypertrophiée, «irresponsable». Coupable d'avoir fait miroiter aux ménages les plus modestes qu'ils pouvaient transformer le plomb en or grâce à ces fameux crédits subprimes qui ont plongé les Etats-Unis dans la déprime. Et tant d'autres dans la grande dépression. Déficit budgétaire qui tutoie les 500 milliards, taux de chômage qui s'envole, récession qui pointe son nez… Obama hérite de «la pire crise économique depuis la crise de 1929». Il veut, et va, en partie, multiplier les plans de relance keynésiens, lutter contre les saisies immobilières –  le seul mois de décembre 2009 établira un record de 400 000 avis de saisie  – et inoculer une grosse dose de régulation pour empêcher une prochaine crise-saignée.

Du rouge au vert

A l'arrivée, le tableau de bord de l'économie américaine voit deux gros indicateurs passer du rouge au vert. La jauge de la croissance indique une moyenne de 2,4 % entre 2008 et 2015. De quoi faire pâlir d'autres leaders, dont les tentatives de relance n'ont de relance que le nom, avec des politiques d'austérité qui alimentent désarroi et populisme. Le voyant du chômage ? Son niveau affiche 4,8 % de la population active. Un taux «plus bas qu'avant la crise financière», s'enorgueillissait Obama l'an passé, ravi de voir l'économie créer des emplois «à un rythme jamais atteint depuis 1999». En partie seulement… «Car depuis 2008, le taux d'emploi a baissé de façon constante en raison du pourcentage croissant de chômeurs qui ont tout simplement abandonné leurs recherches de travail. Résultat : entre janvier 2009 et février 2016, le taux d'emploi est passé de 66 % à 63 %», tempère Christine Rifflart, économiste à l'OFCE. Sans ces «travailleurs découragés», le taux de ­chômage flirterait avec les 10 %. Comme la France, pays où le taux d'emploi est, lui, resté relativement stable ­depuis 2008.

«L’ascenseur social est en panne»

La marée montante n'a pourtant pas fait monter tous les bateaux. Les Etats-Unis demeurent un pays de millions de riches avec des dizaines de millions de pauvres. «L'Obamacare, même incomplète, est une révolution. Mais Obama n'a pas réussi à casser la dynamique inégalitaire du pays, constate le chef économiste de la filiale new-yorkaise d'une grande banque française. En 2015, les 3 % les plus riches concentraient près de 31 % du revenu total, contre à peine 28 % en 2010. Et si on considère leur revenu et leur patrimoine, ces 3 % détiennent 54,4 % de la richesse globale.» Les chiffres témoignent du paradoxe d'un pays capable de croissance dynamique mais ­confisquée par une «ultra-élite». Entre 2009 et 2015, le revenu moyen des 20 % les plus pauvres a baissé d'environ 8 %. Celui des 10 % les plus riches a bondi de près de 10 %. Si ruissellement il y a eu, c'est par le haut. «Jusqu'à la fin des années 70, on assistait à une redistribution en forme de sapin, note Laurence Nardon. Depuis, elle est plus que jamais en forme de sablier.»

La psyché américaine (où l’Homo americanus moyen pense qu’il n’est pas destiné à le rester mais va s’en sortir par le haut) se voit durablement entamée. A la place  : un déclassement des classes moyennes. Et près de 44 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté et survivant dans l’insécurité alimentaire. Ils étaient à peine 28 millions en 2008 à utiliser des bons dans des supermarchés en échange de produits alimentaires. En 2015, ce Food Stamp Program aura coûté près de 69 milliards de dollars au budget de l’Etat, le double de ce qu’il était sept ans auparavant. Tout un symbole.

Lors de son discours sur l'état de l'Union du 28 janvier 2014, Obama l'avoue : «Les inégalités se sont creusées. L'ascenseur social est en panne.» Mais voilà, le Congrès bloque ­depuis 2008 toute velléité d'augmenter le salaire minimum fédéral, bloqué à 7,25 dollars, soit 6,50 euros (il est de 9,67 euros en France). Barack Obama n'a pas la main sur les Etats, mais des villes, qui ont une autonomie, l'ont déjà boosté à 10 dollars. Il décide bien de ­doper de 40 % le salaire minimum des 560 000 fonctionnaires fédéraux. Pour le reste… il dénonce aussi les inégalités entre les femmes et les hommes. Elles gagnent 77 cents quand ils empochent 1 dollar. «Il est temps de se débarrasser de règles qui relèvent d'un épisode de Mad Men sur le lieu de travail», lâche-t-il. Rien ne change, ou presque. Bien sûr, les 1 % paient désormais le même niveau de taxe fédérale qu'en 1979, avant l'arrivée de Reagan. Bien sûr, le taux officiel de pauvreté a baissé une nouvelle année consécutive en 2015, à 13,5 %. Bien sûr, les revenus médians des ménages ont bondi de 5,2 entre 2014 et 2015. Mais c'est trop peu, trop tard.

Surtout, le salaire horaire moyen est aujourd'hui à peine plus élevé qu'en 1964, en dollars constants. «Allons-nous accepter une économie où seulement une minorité d'entre nous réussissent particulièrement bien  ?» s'indigne Obama. Statu quo. En plus du Chambre des représentants, il a désormais contre lui le Sénat, passé aux républicains entre-temps… Et le coefficient de Gini (qui évalue, de 0 à 1, le niveau des inégalités de revenus, d'autant plus fortes que l'indice est élevé) peut du coup s'élever à 0,411 en 2015, contre 0,311 en France ou 0,529 au Brésil, un des pays les plus inégalitaires au monde. Les Etats-Unis post-Obama sont donc un pays où, selon l'Institute for ­Policy Studies, les 20 Américains les plus riches possèdent davantage que la moitié des Américains.

«4,5 milliards de dollars  ? Je suis candidat à la présidentielle, je pèse beaucoup plus que ça», contestait Donald Trump à la vue du classement de Forbes, qui le reléguait dans les profondeurs des 400 premières fortunes américaines. C'est que désormais, pour y émarger, il faut posséder au moins 1,2 milliard de dollars. En 1982, le ticket d'entrée était de 76 millions de dollars. Avec ou sans Obama, les Etats-Unis semblent donc chaque année s'éloigner un peu plus des suggestions du Prix Nobel d'économie Simon Kuznets ­selon qui, après une période initiale de croissance, pendant laquelle l'inégalité augmentait, les économies inversaient la tendance et se faisaient ensuite plus égalitaires. Après le temps des sacrifices, celui des récompenses  ? Not anymore. Les Etats-Unis conjuguent désormais production de richesse et creusement des disparités sociales. Avec en prime une finance qui se porte à merveille.

«A part l'Obamacare, Barack Obama n'a rien fait pour réduire vraiment les inégalités», conclut ­Joseph Stiglitz, Nobel d'économie. Le Président s'en défendrait bien sûr. Même s'il admet en partie son échec  : «Si vous regardez certaines études, disait Barack Obama en janvier, les gens sont plus confiants sur leur situation, leurs ­finances, mais ils ont des doutes sur ­l'avenir.»