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Obama et la Maison Blanche, une aire de famille

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Le 44e président des Etats-Unis est celui qui se sera le plus prêté à la mise en scène de son quotidien, diffusant, huit saisons durant, le feuilleton d’une famille noire radieuse et unie.
La famille Obama dans les jardins de la Maison Blanche, en avril 2009. (Photo Saul Loeb. AFP)
publié le 17 janvier 2017 à 9h18

Cet article a été publié fin octobre dans notre supplément «Obama Blues».

Toute vie vécue entre les murs du 1  600 Pennsylvania Avenue l'est en public. Littéralement  : les visites de la Maison Blanche commencent aux alentours de 7 h 30. Soit une demi-heure après le réveil du 44e président des Etats-Unis, à l'heure où il fait son cardio-training après un verre de jus d'orange. «Maison du peuple», la demeure se fait un devoir d'être ouverte aux quatre vents –  environ 100  000 visiteurs s'y pressent chaque mois. Barack Obama, dont les médias ont désormais égrené tous les rituels (sept amandes grignotées avant de se coucher), préférences (jamais de café, juste du thé vert) ou petites faiblesses (la nicotine), a suscité un intérêt inégalé dès son émergence. Sa communication ­virtuose a laissé au monde le sentiment, bientôt souvenir, d'une présidence à l'intimité intense, exemplaire et accessible, quasi mytho­logique mais fondamentalement humaine. Un spectacle au symbolisme permanent, largement perçu à travers la lentille de Pete Souza, photographe officiel ubiquiste aux 2 millions de clichés. «Je suis probablement la personne la plus filmée et photographiée de l'histoire, parce que je suis le président de l'ère numérique», disait Obama en mai au New York Times, commandant en chef des réseaux sociaux et maître du soft power, parfaitement conscient que chaque instant est politique. Y compris la mise en scène de la vie de tous les jours.

«Habiter au-dessus du magasin»

Dans les fictions hollywoodiennes, seuls précédents mentaux à la première historique que fut son élection, le président noir est presque toujours messianique, supérieur moralement dans sa posture sacrificielle mais hors du monde, sans passé ni attache. Pete Souza, qui fit ses armes sous Ronald Reagan, seul acteur de profession à accéder à la fonction suprême, a donné à voir chez Obama un autre modèle, loin du prédicateur de la pop culture : celui du père de famille plutôt que du père de la nation. George Bush, après avoir fait visiter ses appartements au président fraîchement élu et anxieux de voir la taille des chambres de ses filles, aurait eu pour conclusion : «Ça, c'est un «family man»…» Compliment revendiqué par Obama, pour qui l'un des principaux avantages de son nouveau job était «d'habiter au-dessus du magasin», et donc de permettre une véritable vie de famille.

Ainsi, le foyer Obama «a remplacé le Cosby Show», s'amusait cet été l'écrivain Ta-Nehisi Coates dans Playboy. Jusqu'à ce que les Obama emménagent dans les 132 pièces du palais présidentiel, les Huxtable, héros de la sitcom d'un Bill Cosby alors adulé dans les années 80, étaient le seul exemple de famille noire et bourgeoise à avoir durablement marqué la psyché américaine. De même, les huit saisons du feuilleton Obama ont eu leurs personnages principaux : le power couple Barack et Michelle et leurs sages filles, Malia et Sasha, plus jeunes locataires du palais depuis les enfants Kennedy. Mais aussi pléthore de seconds rôles : de l'affable vice-président, Joe Biden, à la «grand-mère en chef» collante, Maria Robinson, installée au troisième étage ; de la conseillère et meilleure amie Valerie Jarrett au jeune assistant personnel fort en basket Reggie Love ; du speechwriter beau gosse Jon Favreau, parti à Hollywood, au chef de protocole gay, Brian Mosteller, récemment marié par Biden à un autre membre du staff de la Maison Blanche… Sans oublier les boules de poils (très bouclés) de Bo et Sunny, dont on peut acheter les peluches dans les magasins de souvenirs de la capitale.

On a vu le Président faire des saluts poing à poing avec les agents d’entretien et courir avec un de ses chiens le long des couloirs de l’East Wing. On a suivi la famille en vacances dans ses îles : Hawaï, la terre natale, et Martha’s Vineyard (Massachusetts), le bastion de l’intel­ligentsia noire. On a regardé Malia et Sasha grandir et éviter les faux pas, haussant les épaules quand les tabloïds américains se scandalisaient de voir l’aînée photographiée à proximité d’un gobelet de bière en visite à la fac ou avec un présumé joint à la bouche, pendant que sa sœur s’essayait à une adolescence normale en trimant dans un restaurant de fruits de mer sur Martha’s Vineyard. On a lu maintes fois à quel point le repas de 18 h 30 entre les Obama était sacré («autant qu’une réunion de crise dans la Situation Room», selon Reggie Love). On s’est attendri devant le commandant en chef mimant d’être pris dans la toile d’un gamin déguisé en Spider-Man, faisant toucher à un enfant noir ses cheveux crépus pour lui prouver qu’ils ont les mêmes, imitant les monstres de Maurice Sendak devant des écoliers dans les jardins de la Maison Blanche…

«Maison construite par des esclaves»

Avec l'élection de Barack Obama, l'élite noire, quasi invisible dans les médias au point d'en être abstraite, a soudain eu une incarnation quotidienne et terre à terre. «C'est quelque chose de radical, disait Obama avant de prêter serment en 2009. Cela change la façon dont les enfants noirs se voient. Et cela change aussi la façon dont les enfants blancs les regardent. Je ne sous-estimerais pas la puissance de cela.»

Certes, le tropisme familial de Barack Obama n'a rien de neuf. George Washington avait le premier fait de sa famille, qui ornait la vaisselle nationale, un argument de popularité. A ceci près que le décor du «Obama show» n'est pas neutre. Les fondations de la demeure présidentielle ont été creusées par des esclaves avec de simples pelles, il y a plus de deux siècles. Lors de la convention démocrate en juillet, Michelle Obama, dont l'aïeule Melvinia Shields avait été estimée à 475 dollars alors qu'elle était enfant, a été très explicite sur ce que cela représente à ses yeux : «Je me réveille tous les matins dans une maison qui a été construite par des esclaves, et je regarde mes filles, deux jeunes femmes noires, belles et intelligentes, qui jouent avec leurs chiens sur la pelouse de la Maison Blanche.» Si la majorité des 90 domestiques du palais furent longtemps presque exclusivement noirs, le premier couple afro-américain à y passer la nuit fut le crooner Sammy Davis Jr. et sa femme, en 1973, à l'invitation de Richard Nixon.

La radieuse famille Obama est un symbole d'autant plus fort que la structure familiale noire est aujourd'hui bien souvent en lambeaux : le taux de séparation chez les Afro-Américains est le plus élevé de toutes les communautés, deux fois supérieur à ce qu'il était dans les années 70, tout comme le nombre d'enfants élevés sans père, souvent lié avec l'incarcération de masse des jeunes Noirs (dans la tranche d'âge des 20-34 ans, un sur neuf est en prison). Pour Annette Gordon-Reed, prix Pulitzer d'histoire en 2009 pour son livre retraçant la généalogie des esclaves du président Jefferson (1), «les Obama, qui ont vécu comme des poissons dans un bocal, ont démontré aux yeux de tous la chaleur, l'humour et le côté soudé des familles noires, et surtout ce sens de mission, l'idée que chaque génération doit faire avancer la cause».

La volonté de donner chair à un idéal parental va de pair avec le ton jugé paternaliste et conservateur qu'Obama a souvent pris pour s'adresser à la communauté – intimant aux pères absents de se prendre en main et critiquant l'addiction à la junk food, pendant que Michelle plantait des légumes bio dans le potager de la Maison Blanche. Des chercheurs de la Norfolk State University ont même publié une étude en 2013 sur l'impact de la famille Obama –  «le plus fort et visible des exemples de "black love" aux Etats-Unis»  – sur les mariages afro-américains…

Golf et Scrabble

Parallèlement à cette figure paternelle et chaleureuse, une autre facette du Président a émergé : celle du solitaire compétitif, de l'intello à sang-froid. L'accro au basket, qui a fait installer des paniers sur le court de tennis de la Maison Blanche dès son arrivée, n'a pas touché un ballon depuis 2013 et préfère se consacrer au golf. «Une concession faite de mauvaise grâce à la réalité», a expliqué le Président dont les cheveux ont tourné au gris, car même sur le terrain il ne veut pas être «le maillon faible». C'est aussi l'abandon d'un sport collectif où il était passeur pour un sport hautement individuel –  cliché du pouvoir qui isole. Son extraordinaire assurance (arrogance, disent ses détracteurs) lui a été longtemps reprochée. Tout comme ses réticences à se prêter aux mondanités d'usage à Washington, qui auraient, selon certains éditorialistes, peut-être adouci l'opposition féroce manifestée par la majorité conservatrice du Congrès. De là à enrayer la dérive ultradroitière du Parti républicain, on peut en douter.

«Obama ne donne jamais l'impression de douter de sa place, confie Annette Gordon-Reed. Cela met certains mal à l'aise, ceux qui s'attendent toujours à ce que les Noirs qui accomplissent de grandes choses soient humbles, comme s'ils s'en excusaient. Obama ne l'a jamais fait, et c'est très bien comme ça.»

Les années passant, ses premiers apôtres (à l’exception de son inamovible «sœur» Valerie Jarrett) l’ont quitté peu à peu  : son chef de cabinet Rahm Emanuel a pris la mairie de Chicago, et son conseiller David Axelrod a lâché la barre après la ré­élection. Obama a abandonné ses parties de billard après le dîner et préfère désormais s’enfermer seul, tous les soirs, dans la salle des Traités, à côté de sa chambre. Alors que Bill Clinton passait ses nuits à comploter au téléphone, Obama lit et prend des notes, envoie quelques SMS à ses conseillers, joue au Scrabble en ligne en regardant les chaînes sport sans le son, jusque tard dans la nuit. Dans le New York Times, ­Doris Kearns Goodwin, spécialiste des biographies présidentielles et invitée de la «First Family», utilisait un idiome quasi intraduisible : Obama est quelqu’un «at home with himself», à l’aise en sa propre compagnie. Avec lui-même. En famille, comme au pouvoir.

(1) The Hemingses of Monticello  : an American Family (W.W. Norton & Company).