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En Espagne, retour de bas taux pour les banques

En conservant les bénéfices de la baisse des taux d’intérêt, les institutions financières ont gagné des milliards d’euros sur le dos des consommateurs. L’Europe vient de condamner cette pratique et ouvre la voie à une indemnisation monstre.
Manifestation d’Espagnols ayant subi la crise de l’immobilier, en novembre, à Madrid. (Photo Burak Akbulut. Anadolu Agency)
publié le 18 janvier 2017 à 19h16

«Sais-tu si tu as une clause plancher ? Nous t'indiquons si ton emprunt immobilier est concerné et nous t'aidons à réclamer tout ce que tu as payé en trop. Aujourd'hui, grâce au verdict de la justice européenne, tout est beaucoup plus facile. Arriaga Associés.» En caractères géants, cette annonce d'un cabinet d'avocat spécialisé dans la défense des consommateurs contre les banques apparaît sur l'un des panneaux publicitaires qui bordent la Gran Vía, l'artère moderniste et centrale de Madrid. Un peu partout dans la capitale, et dans les autres villes espagnoles, des dizaines de cabinets d'avocats font ainsi leur publicité autour de la polémique des «clauses planchers», une pratique abusive mise en place par de nombreuses banques du pays.

Boulet financier

De quoi s'agit-il ? D'une disposition apparaissant dans bon nombre d'emprunts immobiliers depuis les années 90, et en vertu de laquelle la baisse des taux d'intérêt - en dessous d'un certain «plancher» - ne se répercute pas favorablement pour le client mais profite exclusivement à l'entité financière. Et ce, dans un pays où le taux variable est ultramajoritaire. Concrètement, c'est là une façon dissimulée de dégager du bénéfice sur le dos des particuliers. De nombreuses banques, une quarantaine selon la justice espagnole et non des moindres (CaixaBank, Banco Popular, BBVA…), avaient introduit cette clause à l'insu des clients. Les taux d'intérêt étant exceptionnellement bas ces dernières années, le préjudice pour les emprunteurs est substantiel. Fin décembre, la Cour de justice européenne a sanctionné cette pratique de manière cinglante. On estime qu'entre 1,4 et 2 millions de clients en ont été victimes et qu'ils ont de très fortes chances de récupérer leur dû. «C'est ce qui explique que les cabinets d'avocats se mobilisent avec autant d'ardeur, commente ce marchand de journaux de la Gran Vía. Ils savent très bien qu'il y a beaucoup d'argent à se faire, et ils en profitent !»

Du coup, une sorte de panique s'est emparée du secteur bancaire. Depuis la décision de la Cour de justice, le 21 décembre, qui est définitive, il tente par tous les moyens de trouver des parades pour échapper à l'un des plus importants remboursements de clients de son histoire. Soit, au bas mot, selon les estimations de la Banque d'Espagne, 4 milliards d'euros. «De quoi affecter très négativement les bénéfices de nombreuses entités financières pour l'exercice 2016 et aussi leur valeur boursière, résume Jesús Martinez, de l'agence de qualification S&P. Pour les dirigeants, c'est un cauchemar…»

Le coup de massue de la Cour européenne a en tout cas changé la donne. En mai 2015, après des années de réclamations de la part de collectifs et d'associations de consommateurs (notamment l'Adicae, un organisme qui lutte pour la «moralisation de la banque»), le Tribunal suprême espagnol avait déjà statué en faveur des centaines de milliers de personnes flouées : il avait considéré que les banques avaient agi «de façon opaque», «sans convenablement expliquer à leurs clients les implications de cette clause».

Grâce à cette décision, les clients pouvaient réclamer leur argent en remontant jusqu'à l'année 2013. Or, saisi par les mêmes associations, la justice européenne a considérablement élargi la rétroactivité de ce qu'il estime être un «abus» du secteur bancaire, en remontant jusqu'à 2008. Cinq années supplémentaires : un gouffre. Jusqu'alors, certaines banques avaient en partie procédé aux remboursements de leurs clients. Mais avec la jurisprudence européenne, les sommes deviennent autrement considérables. En outre, la mobilisation des cabinets d'avocats et celle des associations de défense des consommateurs donnent à 1,5 million de particuliers environ l'espoir de pouvoir toucher une indemnité de l'ordre de 4 000 euros (une moyenne pour un appartement de 150 000 euros), et bien davantage pour des achats plus conséquents.

Sauf que des inquiétudes viennent modérer cet enthousiasme. Constatant l'ampleur médiatique du phénomène, le gouvernement conservateur tente de contrôler cette situation qui promet être un beau chaos. Comment en effet gérer les demandes d'indemnités ? Si les démarches se font par voie judiciaire, «il faut s'attendre à ce que les tribunaux civils soient vite saturés», avertit le ministre de l'Economie, Luis de Guindos. Le scandale des «clauses planchers» entraînerait une multiplication par deux du nombre annuel de plaintes. Afin de faciliter «une solution extrajudiciaire», Luis de Guindos prépare un décret-loi dont la finalité est de «trouver une issue dans un délai maximum de trois mois». Prévu cette semaine, ce décret a été reporté à la fin du mois. Pourquoi ? «Les banques concernées sont prises de panique car elles ont beaucoup à perdre, pointait le journal El Mundodans un éditorial. Et c'est regrettable mais il semble bien que l'exécutif veuille les aider.» Le ministère de l'Economie souhaite promouvoir des solutions à l'amiable, au cas par cas - ce que demandent les banques -, et faire en sorte que le client ne puisse pas rejeter cette offre, sauf si, la justice ayant été saisie, un magistrat statuait dans le sens contraire. «Les banques ont tout intérêt à faire le dos rond, à attendre que la tempête passe, et à tenter de sortir le moins d'argent possible de leurs caisses, souligne José Luis Campuzano, de l'Association espagnole de la banque. D'autant que la conjoncture n'est pas fameuse, même si les prévisions tablent sur une légère amélioration économique [1,6 % de croissance actuellement, ndlr]et la reprise du marché immobilier.»

Face au potentiel boulet financier que représentent  les «clauses planchers», les banques concernées pressent le gouvernement pour qu'il leur évite au maximum le remboursement en espèces sonnantes et trébuchantes. «Les institutions financières concernées essayent de désactiver la bombe par des voies alternatives, constatait encore l'éditorial du quotidien El Mundo. Certaines contactent les clients affectés pour leur proposer une baisse des intérêts, le passage du taux variable à taux fixe, la réduction de la durée de l'emprunt, de nouveaux produits financiers…Tout pour éviter de sortir du cash.»

«Colère citoyenne»

Cette affaire ajoute au discrédit, déjà immense, des banques. «Depuis la crise immobilière et la crise du crédit de 2008, leur image est catastrophique dans l'opinion, analyse Jesús Maraña du journal Infolibre. Et explique en bonne partie la colère citoyenne. Après l'implosion de la bulle, les banques ont beaucoup souffert et ont cherché des moyens, souvent frauduleux, de gagner de l'argent au détriment des particuliers.» Ce qui explique que ces dernières années les scandales se soient succédé à un rythme d'enfer. Prêts immobiliers «multidevises» (manipulation des changements de devises), fraudes des swaps (produits dérivés financiers), expulsions massives de gens mis à la rue, «preferentes» (complexes et abusifs produits financiers qui ont ruiné des centaines de milliers d'Espagnols), «comisiones por descubierto» (des commissions indues)… De plus, le Tribunal suprême a récemment donné raison à une association de consommateurs, l'OCU, estimant que les frais de notaires ne sont pas à la charge de l'acheteur mais de la banque. Là encore, d'importants remboursements pour les particuliers sont en jeu…

«Les banques font aujourd'hui les frais, en termes d'image et en termes financiers, de tous leurs abus, pratiques opaques, ingénierie financière frauduleuse», affirme un responsable de l'Adicae. La semaine dernière, le Tribunal des comptes a calculé publiquement l'ardoise que l'Etat, donc le contribuable, a dû régler pour l'aide aux banques : 60,7 milliards d'euros, versés dès 2012 pour venir au secours de caisses d'épargne en faillite (Bankia, CAM, NovaCaixaGalicia…), et la crise a provoqué la nationalisation ou la disparition de onze entités financières. L'opposition a exigé la constitution d'une commission parlementaire «pour faire toute la lumière» sur ce repêchage financier et «épurer toutes les responsabilités». Le chapitre des abus bancaires est très loin d'être clos.