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Lacrymologie

Obama a-t-il rendu acceptable le fait de pleurer en public ?

Obama bluesdossier
En deux mandats, Barack Obama a pleuré au moins une fois par an devant les caméras. Il a donné l'image d'un pouvoir qui n'a pas peur de ses émotions, souvent associées au contraire en France à de la faiblesse ou des erreurs de communication.
Barack Obama, lors d'un discours à la Maison Blanche, le 5 janvier 2016. (Photo Jim Watson. AFP)
publié le 18 janvier 2017 à 17h24

Barack Obama quitte la Maison Blanche sur un excellent bilan lacrymal. Les images ont fait le tour du monde : le désormais ex-président n'a pas hésité à montrer son émotion à plusieurs reprises durant ses discours, notamment à propos d'une fusillade et lors de ses adieux (voir la vidéo ci-dessous). Le journal belge le Soir a calculé qu'il avait pleuré en public quasiment une fois par an depuis 2008.

Communication politique plus forte que tous les mots ? Emotions sincères ? Ces larmes présidentielles ont déjà été plusieurs fois commentées, accusées parfois d'avoir été forcées par Obama.

S’étendre sans se répandre

Reste que l'homme est un modèle du cool, jamais pris en flagrant délit de mauvais goût en deux mandats. Qu'il fasse un dab (qu'est-ce que c'est ?) avec des sportifs, lâche son micro comme un rappeur, fasse le tonton rigolard avec des écoliers, Obama est resté fidèle à son rôle de «président le plus swag». Au même titre que George Clooney fut un temps l'acteur le plus swag, même mis en scène dans une publicité ridicule.

Et les larmes dans tout cela ? «On pleure souvent quand on n'a plus les mots pour exprimer ce que l'on ressent», rappelle Marie-Salomé Peyronnel, auteure chez Flammarion du Livre qui console, encyclopédie poétique des larmes. «Ce qui frappe chez Obama c'est que ce n'est pas son cas : son propos reste très articulé et ses larmes s'intègrent à des discours efficaces. Elles sont mesurées, élégantes.» En clair, il aurait inventé la coolitude du chagrin. La décontraction jusque dans la tristesse.

D'ailleurs l'ex-président «n'éclate pas en sanglots, il partage juste quelques larmes avec le monde, parfois juste une ou deux, observe encore Marie-Salomé Peyronnel, qui vit aux Etats-Unis. Comme dirait Gainsbourg, il sait "s'étendre sans se répandre".» C'est le puissant au cœur tendre, l'homme d'action qui n'a pas peur de ses émotions.

Se défendre de pleurer 

Le chagrin reste associé aux stéréotypes collés aux femmes. Il semble que cela ressort d'une certaine réalité. Selon une étude allemande que Libération citait en 2009, les femmes pleurent de 30 à 64 fois par an contre 6 à 17 fois pour les hommes. Et «les pleurs féminins durent plus longtemps, ont un caractère plus dramatique», expliquait alors Elisabeth Messmer, de la clinique ophtalmologique de l'université Ludwig-Maximilian à Munich, chiffres à l'appui. Il y aurait un chagrin cool, discret et masculin, et un autre beaucoup moins acceptable, larmoyant, grimaçant, associé aux femmes. Une vision genrée – voire carrément sexiste – de la tristesse, qui dérange profondément ces femmes qui ne veulent surtout pas y être associées – quitte à se conformer à une vision virile du «tu ne pleureras point si tu es un homme». «En 2011, quand Ségolène Royal avait pleuré lors de sa défaite à la primaire du PS, ça m'avait horripilée», juge ainsi Isabelle Veyrat-Masson, directrice du laboratoire «communication et politique» du CNRS. «Qu'une femme s'autorise à pleurer, ça m'horripile toujours, comme à chaque fois qu'une femme utilise des stéréotypes genrés pour communiquer.»

Autre exemple : lors des débats sur l'IVG, la ministre Simone Veil est prise en photo, la tête entre les mains. Trente ans plus tard, elle tient encore à préciser qu'elle ne versait alors aucune larme. «Cela accréditait l'idée de la femme fragile… Eh bien non, je n'ai pas du tout le souvenir d'avoir pleuré, racontait-elle à Annick Cojean en 2004Il devait être trois heures du matin, mon geste indique que j'étais fatiguée. Mais je ne pleure pas.»

Hommes ou femmes, de toutes les façons, les personnages publics français mettent très peu en scène leurs émotions. «Le cool est le contraire de la vie politique française», analyse Isabelle Veyrat-Masson. «En France, nous avons une tradition du corps sacré du roi», réputé intouchable, immortel. «Aux Etats-Unis, le dieu n'est pas le dirigeant, il est extérieur : c'est Elvis ou Mick Jagger.» Voilà qui laisse le champ libre aux politiques américains pour jouer aux hommes ordinaires, quand en France les candidats à la primaire à gauche, par exemple, affichent tous (à la différence notable de Jean-Luc Bennahmias) une tenue classique et une posture la plus officielle possible - jugée la plus présidentiable.

«En France, la vie politique s’est virilisée»

Imaginerait-on Nicolas Sarkozy s'épancher au soir de sa défaite à la primaire ? Manuel Valls pleurer d'être la cible des attaques de ses concurrents ? François Hollande présenter ses derniers vœux les yeux humides ? Quand Emmanuel Macron laisse échapper son émotion à la fin d'un discours, il devient aussitôt la risée des réseaux sociaux. «En France, la vie politique s'est virilisée, Sarkozy en est en partie responsable», poursuit Isabelle Veyrat-Masson. Selon elle, «les hommes politiques ont perdu de leur force. Alors il faut compenser, chercher de la force dans les symboles». Du côté du public, outre un manque de sérieux, les pleurs porteraient un a priori d'insincérité. «Les Français sont dans le paradoxe : ils cherchent l'authenticité, mais les émotions affichées sont souvent considérées comme une ficelle de com'», analyse Isabelle Veyrat-Masson.

Dans une interview accordée à Libération en septembre dernier, le philosophe et théoricien des images Georges Didi-Huberman défendait au contraire la puissance du chagrin public. «Faire de la politique en croyant éliminer l'élément émotionnel sous prétexte que les émotions forment le matériau principal des populismes, c'est comme entretenir une relation avec quelqu'un en voulant éliminer l'amour sous prétexte que la pornographie a déjà fait son trivial marché», expliquait-il.

Il paraît donc encore difficile pour un politique français de lâcher prise. Se rajoute un autre phénomène : tout le monde n'est pas égal face à la photogénie de ses émotions. «Des gens sont bénis. Obama, tout ce qu'il faisait était cool», pose Isabelle Veyrat-Masson. «C'est comme la fille populaire de la classe, qui un jour se ramène avec des chaussures moches. Le lendemain tout le monde porte les mêmes et trouve ça chouette de porter des chaussures décalées. D'autres sont maudits. François Hollande, très vite, dès qu'il levait la main on disait qu'il ressemblait à un canard ou à un pingouin». Il est très compliqué d'inverser la courbe du swag.