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Libération

Code d’honneur : même en Sicile, Cosa Nostra contrainte au laxisme

En laissant la vie sauve à l’un de ses membres, entretenant une relation adultère avec la femme d’un autre mafieux, l’organisation fait mine d’évoluer afin de masquer sa faiblesse.
par Eric Jozsef, Rome, de notre correspondant
publié le 26 février 2017 à 20h06

La Pieuvre n'est pas encore allée jusqu'à adopter le mariage pour tous mais, sur le plan des mœurs, le «code d'honneur» de la mafia est en voie de réexamen. Les carabiniers ont découvert que l'amant de l'épouse d'un mafieux avait été gracié… en dépit des règles qui veulent, selon le décalogue saisi en 2007 dans les papiers du parrain Salvatore Lo Piccolo, qu' «on ne regarde pas les femmes de nos amis», sinon à s'exposer à la peine de mort.

Dans la petite ville de San Giuseppe Jato, près de Palerme, la relation entre l'épouse d'un membre du clan local et un jeune mafieux serait ainsi depuis quelques mois de notoriété publique. «Dans la région, on ne parle désormais plus que de cela», raconte le quotidien  la Repubblica  qui a révélé l'affaire et parle de  «révolution dans le vieux code d'honneur» de Cosa Nostra. «Ce n'est plus la mafia d'autrefois», conclut le journal.

Au cours de l’enquête, les carabiniers ont intercepté les conversations du parrain régnant sur le territoire, lequel aurait finalement autorisé la relation extraconjugale et intimé au mari cocu de n’entreprendre aucune vendetta. Le jeune amoureux pourra donc continuer à fréquenter la femme adultère et poursuivre son ascension au sein de l’organisation sans craindre d’être abattu.

«Pécheresses». «Il y a encore vingt ou trente ans, les meurtres pour adultère étaient assez fréquents. On retrouvait les amants [mafieux ou non, ndlr] assassinés avec leurs parties dans la bouche», note le journaliste et expert de la mafia Francesco La Licata. «Pour Cosa Nostra, un membre de l'organisation ne doit pas profiter d'une mineure, d'une sœur ou d'une cousine et surtout ne doit pas avoir de relation avec les femmes des amis en prison.»

Aux yeux des parrains, les «pécheresses» pouvaient elles aussi être punies. Comme dans les années 80, quand la femme d'un tueur de Cosa Nostra fut exécutée derrière la caisse d'un bar dans le centre de Palerme. En 1997, c'est sous l'ordre de son père que Rosalia Pipitone fut tuée lors d'un faux braquage, coupable d'avoir voulu se séparer de son mari mafieux. Son amant sera jeté du sixième étage d'un immeuble.

«C'est une culture qui ne naît pas avec Cosa Nostra. L'idée de punir l'adultère est très enracinée dans le sud de l'Italie. […] La véritable règle d'or de Cosa Nostra, c'est la défense de ses intérêts matériels. Tous les parrains ont des maîtresses et on fait semblant de rien. Très souvent, on redécouvre la morale quand on veut discréditer ou éliminer quelqu'un. »

Reste toutefois à savoir pourquoi, à San Giuseppe Jato, l’amant a été épargné. La simple évolution des mœurs jusque dans le Mezzogiorno ne convainc pas complètement les enquêteurs. Notamment parce qu’il y a encore quelques mois, le vieux parrain Mariano Marchese avait exigé une punition exemplaire contre la femme d’un condamné à perpétuité qui entretenait des relations sentimentales hors mariage. Une opération policière avait in extremis bloqué le projet.

Est-ce donc parce que l'amant de San Giuseppe Jato est d'un rang plus élevé dans l'organisation que le mari cocu, simple racketteur ? «En temps de crise, l'organisation, affaiblie par les arrestations et la confiscation de ses biens par la justice, ne peut pas se permettre de mécontenter l'un de ses jeunes cadres», avance la Repubblica.

«Ce qui est sûr, c'est que la mafia sicilienne est dans une sale situation», considère Francesco La Licata. La plupart des grands parrains ont été mis au trou et leurs successeurs sont moins radicaux que leurs aînés. Mais le déclin du clan de Siciliens remonte aux années 80. Au cours de cette décennie, ceux-ci abandonnent le trafic de drogue aux Calabrais de la 'Ndrangheta pour se concentrer sur les appels d'offres et la collusion avec la politique.

Peines fermes. En 1992, le sommet de la Pieuvre est condamné à des peines de prison ferme. En réponse, le parrain des parrains, Toto Riina, déclenche une offensive militaire contre l'Etat. La réaction des institutions est cette fois implacable : pratiquement tous les grands chefs sont arrêtés, leurs biens séquestrés et leurs référents politiques écartés du pouvoir. «Ils ont été victimes d'un délire de toute-puissance, analyse La Licata. Aujourd'hui, les Siciliens arrivent uniquement à payer les salaires des membres de l'organisation [estimés environ à 5 000, ndlr] et à entretenir les familles des mafieux en prison.»

Les nouveaux petits barons sur le terrain n'ont même pas réussi à élire un nouveau chef pour remplacer Toto Riina, capturé en 1993. Signe que Cosa Nostra a aujourd'hui d'autres chats à fouetter que les affaires de mafieux adultères.