Ni bloc, ni crayon, ni cigarettes. Nuit et jour, le même néon allumé. «Trop clair pour dormir, trop sombre pour lire. Mais d'une façon ou d'une autre, on se débrouille pour les deux…» Deniz Yücel est emprisonné depuis le 14 février dans une cellule de la prison Metris d'Istanbul. C'est le premier journaliste allemand à connaître les geôles turques pour ses écrits.
Recherché par la police à cause d’une enquête sur le piratage de la messagerie électronique du ministre turc de l’Energie, Berat Albayrak (gendre du président Erdogan), le journaliste s’était lui-même livré aux enquêteurs. Depuis, sa détention arbitraire embarrasse le gouvernement fédéral dans un contexte de relations déjà très tendues avec Ankara.
Depuis trois semaines, Deniz Yücel, Turco-Allemand de 43 ans qui travaille comme correspondant du quotidien conservateur Die Welt, est coupé du monde. Son seul lien avec l'extérieur est son avocat, à qui il dicte régulièrement son «journal de détention». « L'avocat peut venir aussi souvent qu'il le désire, y explique-t-il. Sans lui, ni vêtements propres, ni serviettes de toilette, ni dentifrice… L'avocat, ça veut dire chaussettes propres, et surtout, du courrier venant de l'extérieur.» Dix minutes dehors par jour, une seule douche pour 150 personnes, quatre ou cinq par cellule… «Les gardiens sont à peu près corrects, certains même serviables pour fournir des cigarettes, et je n'ai jamais eu affaire à la torture ou entendu de prisonniers se plaindre de mauvais traitements…»
Propagande
Lundi, Deniz Yücel a finalement été présenté à un juge, qui a autorisé sa détention provisoire pour «propagande terroriste et incitation à la haine». La législation turque autorise jusqu'à cinq ans de détention provisoire, dans l'attente d'un procès. «Il était très abattu en sortant de sa rencontre avec le juge, explique à la presse allemande Sezgin Tanrikulu, un opposant turc. Son emprisonnement est un signal pour tous les journalistes étrangers en Turquie !» Et les faits qui lui sont reprochés sont graves. Le juge aurait évoqué avec Yücel plusieurs de ses articles pourDie Welt : une interview de 2015 avec le chef du PKK, Cemil Bayik, vue comme une justification de la rébellion kurde ; la citation d'une blague sur les Turcs et les Kurdes devenue une incitation à la haine ; et l'affirmation, considérée comme de la propagande pour le terrorisme, qu'Ankara n'aurait pas présenté à la communauté internationale de preuves tangibles de la soi-disant implication du prédicateur Fethullah Gülen dans le putsch raté de juillet. A 2 500 kilomètres d'Istanbul, dans la ville de Flörsheim, près de Francfort, l'opinion se mobilise. La famille de Deniz Yücel organise la résistance avec d'anciens camarades de classe et les politiques locaux. Des défilés de voitures comme on en voit habituellement pour les mariages turcs sont organisés sous la bannière de #FreeDeniz. D'abord limités à Flörsheim, les soutiens se sont multipliés à travers le pays. Mardi, une cinquantaine de véhicules ont ainsi déambulé à Cologne, 70 voitures à Francfort et une vingtaine à Munich.
Du côté du gouvernement, la résistance est plus poussive. Il a fallu attendre lundi pour qu'Angela Merkel condamne fermement l'emprisonnement du journaliste. Début février, la chancelière avait pourtant évoqué directement la question de la liberté de la presse avec Erdogan. Le ministre social-démocrate des Affaires étrangères, Sigmar Gabriel, a prié mardi l'ambassadeur turc en Allemagne de venir discuter du cas Yücel, en mettant Ankara en garde : «Il doit être clair pour la Turquie que les temps sont tout sauf faciles pour les relations germano-turques et que le cas de Deniz Yücel rend les choses beaucoup plus compliquées.»
Moyens limités
Les moyens d’intervention du gouvernement fédéral sont pourtant limités. La Turquie ne reconnaît pas la double nationalité et ne considère Yücel que comme un simple citoyen turc. L’exécutif allemand redoute d’autre part qu’Ankara ne cherche à utiliser l’incarcération du journaliste pour faire pression sur Berlin, qui cherche à interdire un meeting électoral proréférendum qu’Erdogan veut tenir prochainement sur les bords du Rhin. Le nom de Deniz Yücel s’ajoute à la liste déjà longue des journalistes emprisonnés en Turquie. Depuis le coup d’Etat avorté du 16 juillet, 150 reporters ont été arrêtés en Turquie, 170 médias ont été fermés et 775 cartes de presse annulées, selon les décomptes d’associations de défense de la liberté de la presse.