Dans une chambre de l'hôpital ouest d'Erbil, une dame en robe rose fuchsia discute paisiblement avec son fils de 26 ans. Chacun d'eux est assis sur un lit côte à côte. Lui a les yeux entourés de grosses plaques rouges, elle une plaie à la gorge couverte de compresses. «Nous avons été victimes d'une attaque chimique, dit d'emblée Samira, la maman. C'était le 27 février, dans l'après-midi. J'étais dans la chambre, quand j'ai entendu l'explosion, je suis allée voir dans le salon ; et là, je n'arrivais pas à y croire : un mortier en plein milieu de notre maison. J'étais tétanisée.» La quadragénaire se souvient d'une odeur insupportable, puis elle s'est évanouie. C'est son fils qui l'a évacuée.
La famille habite sur la rive est de Mossoul. Voilà cinq mois que les forces irakiennes mènent une offensive sur la deuxième ville d'Irak, sous contrôle de l'Etat islamique depuis bientôt trois ans. Cette partie de la ville est officiellement libérée, mais le groupe terroriste continue de tirer des roquettes depuis la rive ouest du Tigre, qu'il défend. Au moment de l'explosion, le mari de Samira se trouvait au côté de sa femme. Lui ne souffre d'aucun symptôme ; il était enroulé dans une couverture et a eu le réflexe de quitter les lieux. «Je l'ai menacé de rompre avec lui pour m'avoir oubliée dans cet enfer», plaisante Samira en pouffant, avant de reconnaître d'une voix douce : «En réalité, il ne pouvait rien voir à cause de la poussière ; le pauvre croyait que j'étais déjà sortie.» Le deuxième fils de Samira est allongé sur le lit d'en face. Il souffre de brûlures sur les jambes et le buste. Le docteur Junichiro Watase, du Comité international de la Croix-Rouge, entre dans la pièce pour l'ausculter. «Au total, six patients victimes d'une attaque chimique sont arrivés ici le 1er mars, confie-il. Au début, c'était un peu la panique à l'hôpital. Les équipes locales n'étaient pas préparées à soigner les séquelles d'une attaque chimique.» Pour l'heure, les blessures immédiates des patients sont soignées, mais il est impossible de prévenir les symptômes pouvant apparaître sur le long terme, tant que la nature exacte du gaz ne sera pas précisée. Ces dernières années, l'Etat islamique a utilisé des substances chimiques à plusieurs reprises contre l'armée irakienne et les combattants kurdes. Un gaz artisanal identifié tantôt comme du gaz chlore tantôt comme du gaz moutarde, bien plus nocif.
«Ni coupables ni héros»
Seul le fils cadet de Samira a été épargné. Il est donc resté à Mossoul, avec son père. Il jouait dehors au moment de l'explosion. «C'est une chance, se réjouit la maman. Habituellement, nous ne le laissons jamais sortir. Vous savez, même si l'armée dit contrôler la rive est de Mossoul, où nous habitons, nous ne nous sentons pas libre. La preuve, nous sommes ici, blessés.» Le plus jeune des trois frères a 14 ans, et a passé presque trois ans enfermé dans la maison. «J'avais trop peur que les hommes de l'Etat islamique lui lavent le cerveau. L'école, c'était hors de question. Apprendre qu'une mine plus trois mines font quatre mines n'a jamais fait grandir personne. J'interdisais aussi à mes fils de se rendre à la mosquée. J'ai des amies dont les fils ont disparu du jour au lendemain, enrôlés par Daech»,raconte Samira, un foulard vert posé pieusement sur sa tête.
Lorsqu'elle s'ennuie dans son lit d'hôpital, la femme fait défiler les photos de ses enfants et petits-enfants sur son téléphone portable. «Regardez : voilà la fille de ma fille, elle a 5 ans.» Sur l'écran du téléphone, une petite blonde aux yeux bleus porte une longue robe noire. Un voile noir relevé sur sa tête laisse apparaître son sourire à l'appareil. «Sa mère l'habillait comme ça sous Daech pour sortir de la maison. Ce n'était pas vraiment obligatoire pour les enfants, mais ma fille avait trop peur qu'il lui arrive quelque chose, explique la grand-mère. Elle préférait la protéger sous un voile. Au total, on avait trois morceaux de tissu sur la tête. Comme on n'avait pas l'habitude de marcher avec des choses devant les yeux, parfois on tombait.» Une autre équipe médicale entre dans la chambre. Ils ramènent un homme de la salle d'opération. Il a été soigné après avoir été blessé par balle, à la poitrine et à la jambe. Il n'y a pas de lit disponible. Samira lui cède le sien. Le père est arrivé le 7 mars avec son fils de 7 ans, allongé sur un lit à ses côtés. «Ils viennent de Mossoul-Ouest, explique Samer, leur ami, assis à leur chevet. Leur maison était au milieu des combats. Ils crevaient de faim depuis cinq jours. Ils ont voulu fuir, trouver à manger. Hassan et son fils ont été blessés, sa fille est morte sous les balles.» Avant de poursuivre : «En ce moment, à Mossoul-Ouest, d'un côté il y a l'armée, de l'autre Daech. Entre les deux, il y a nous. Nous ne sommes ni des coupables ni des héros. Juste des gens qui veulent être en sécurité.» Il dit aussi : «Si tu restes chez toi, tu es affamé et tu as peur des bombardements. Si tu sors, l'armée peut te prendre pour un homme de Daech ; de l'autre côté les jihadistes te tirent dessus.»
A l'arrivée de son ami à l'hôpital, Samer était déjà sur les lieux. Il est en fait venu avec d'autres membres de sa famille, blessés eux aussi. Depuis une dizaine de jours, le Mossouliote de 27 ans passe ses journées dans cet hôpital, sans oser sortir respirer l'air de la liberté retrouvée dans les rues d'Erbil. «Les autorités kurdes ont confisqué ma carte d'identité à l'entrée de la région du Kurdistan, comme ils le font avec tous les déplacés. Donc je ne vais pas prendre le risque d'aller me promener et de me faire arrêter.»
«On se faisait confiance»
Avant que l'EI ne prenne Mossoul, il y a deux ans et demi, le jeune homme était carreleur. Son activité s'est arrêtée net. Il a dû survivre. «J'ai fait tout ce que je pouvais pour faire vivre ma famille. Je vendais en cachette des poulets, de l'édulcorant pour remplacer le sucre devenu trop cher, des cigarettes [interdites sous Daech, ndlr]. Elles étaient importées de Syrie. C'était dangereux, mais on se faisait confiance les uns les autres. On était comme des frères.»
Dans la chambre voisine, Samer nous présente ses deux cousins allongés sur des lits, couverts de bandages. L'un des deux s'assied et tente de raconter. «Nous avons été touchés par des frappes aériennes le 28 février. Ma mère est morte, mon père est mort, mes frères et sœurs sont morts. Vous voyez, à côté, mon cousin, il est resté cinq jours sous les décombres. Finalement, c'est mon oncle Mohamad qui l'a sauvé», retrace Omar, en désignant, d'un coup de menton, un vieux monsieur en jellaba beige.
Mohamad confirme. «J'ai sorti dix autres corps des décombres, certains en plusieurs morceaux», dit-il, en détaillant comment, pendant des jours avec des voisins, il a fouillé les ruines à mains nues. «Les combats continuent là-bas, nous n'avons pas pu les enterrer. Maintenant leurs cadavres doivent puer, ils ont dû être mangés par des chiens», souffle-t-il, entre sanglots et colère. Le vieil homme ne comprend pas : «Ça fait trois ans que les avions survolent nos maisons. Ils savent qui aide Daech et qui est innocent. Il a suffi que des jihadistes se positionnent dans le quartier de ma famille pour que des avions bombardent la zone. La coalition sait très bien que pour un jihadiste sur le toit d'une maison, il y a dix civils à l'intérieur.» Et de s'interroger : «C'est peut-être une solution acceptable pour la coalition internationale de nous tuer. Au sol l'armée irakienne a lancé cette offensive sans avoir un plan précis ! Comment est-ce possible, ça ? Ils sont beaucoup plus nombreux que les jihadistes, pourtant ça fait cinq mois que les Mossouliotes sont sous le feu ! Même sur la rive est, soit disant reprise, il y a encore des attentats…»
Une fois soignés, les patients retourneront dans l'enfer qu'est devenu leur foyer. Samira et ses fils rentreront dans la maison de sa sœur à Mossoul-Est. Elle rappelle : «Nous n'avons jamais voulu aller dans les camps, il paraît que la vie y est très dure. Et puis, les autorités kurdes ne nous laisseront pas entrer au Kurdistan librement, parce que nous sommes arabes. Donc, on restera à Mossoul-Est.»
Samer, lui, prévoit de rentrer avec sa famille dans la maison de son oncle, aujourd'hui utilisée comme base par les forces irakiennes. «Une fois tiré d'affaire, si tu as encore besoin de soins, on te transfère dans un hôpital près de Mossoul. Mais si tu es guéri, on te met dans un bus et on te fait descendre à Khazir, à la frontière entre le Kurdistan irakien et la plaine de Ninive. Après, tu te débrouilles…» Au détour de la conversation, Samer dit, d'une voix atone, que son frère est mort en tentant de fuir avec sa famille. Sa femme et sa fille sont maintenant seules dans un camp. Puis il s'allonge par terre, au pied du lit de son cousin blessé.