La démocratie marocaine tousse. Il y a cinq mois, le Parti de la justice et du développement (PJD, musulman-conservateur) remportait une victoire nette aux élections législatives. Porté par le chef du gouvernement sortant, le charismatique tribun Abdelilah Benkirane, il décrochait 125 sièges au Parlement, soit 18 de plus que sous son mandat précédent. Loin, cependant, de la majorité des 198 députés nécessaires pour gouverner. Ainsi est fait le système politique marocain : il contraint les formations à former des coalitions larges, et donc relativement fragiles face à la vraie puissance du pays, l'administration royale. Sauf que Benkirane n'a pas réussi à trouver suffisamment d'alliés pour construire cette coalition. Cinq mois après son triomphe, il a été congédié mercredi soir par le souverain, Mohammed VI, rentré la veille d'une tournée africaine de quarante jours. Retour sur une crise inédite, qui constitue un test pour le système politique du royaume, fraîchement rénové dans la foulée du «mouvement du 20 Février», le printemps marocain.
Par qui Abdelilah Benkirane sera-t-il remplacé ?
La nouvelle Constitution marocaine, plébiscitée en juillet 2011, a renforcé le pouvoir politique par rapport au pouvoir monarchique. Elle prévoit en effet que le roi doit choisir le chef du gouvernement au sein du parti arrivé en tête des élections. Le texte ne précise pas, cependant, que celui-ci doit être le leader de sa formation. C’est précisément sur cette marge que joue Mohammed VI. En renvoyant Benkirane, il ne rompt pas le pacte constitutionnel : le roi demande en effet au PJD de désigner une autre personnalité issue du parti pour le remplacer. En espérant que son successeur saura, lui, former un gouvernement.
A lire aussi Au Maroc, le mur de la peur s'est fissuré
Ce jeudi, un bureau politique de la formation islamiste s'est tenu au siège de la formation, à Rabat. Mais il a décidé… de reporter sa décision à samedi. Un profil très différent de Benkirane pourra-t-il émerger ? Cela paraît improbable, au sein de ce parti très discipliné. En revanche, le caractère du nouvel élu aura son importance : «Benkirane, qui a réalisé une performance électorale indéniable, était de plus en plus contesté en interne, depuis un mois, pour sa façon de conduire les négociations, relève le politologue Mohammed Tozy. Il se concentrait trop sur les personnes, se répandait dans les médias… Cela interroge sa conception de ce qu'est une victoire électorale.» Son départ rebat les cartes. Ilyas El Omari, le leader du Parti authenticité et modernité (PAM), arrivé en deuxième position en octobre, avait par exemple indiqué qu'une fois Benkirane écarté, il n'exclurait pas de participer à un gouvernement de coalition.
Quels sont les points de blocage ?
Le PAM (102 sièges) s’étant présenté comme l’adversaire principal du PJD pendant la campagne, Abdelilah Benkirane a tenté de former une coalition similaire à celle qu’il avait mise sur pied pour ses précédents gouvernements. A savoir une alliance hétéroclite entre son parti islamiste et trois «petites» formations. Sauf que l’une d’entre elles, le Rassemblement national des indépendants (RNI, droite libérale, 37 sièges), a fait échouer ses plans. Le milliardaire Aziz Akhannouch, ministre de l’Agriculture, en a pris les rênes après l’échec du RNI aux législatives, qui avait perdu 15 députés. Ce proche du Palais a réussi à imposer un bras de fer à Benkirane. Il pose plusieurs exigences à son entrée dans la coalition, notamment l’exclusion de l’Istiqlal (troisième parti avec 46 sièges) et l’inclusion de ses alliés de l’Union socialiste des forces populaires (USFP, 20 sièges) et l’Union constitutionnelle (UC, 19 sièges).
Des conditions inacceptables pour le leader islamiste, qui a refusé jusqu'au bout de se voir dicter les termes de la coalition. Le feuilleton du duel Benkirane-Akhannouch a duré de longs mois. «On est arrivé à une paralysie objective, qu'a constatée le roi. Mais au final, il n'y a absolument rien d'idéologique dans ce blocage, commente Mohammed Tozy. Les partis font l'apprentissage de la négociation postélectorale, qui est devenue un pur marchandage politique.»
Est-ce un échec pour Benkirane ?
Ce renvoi pourrait sonner comme un désaveu. Mais le leader islamiste est resté fidèle à la ligne qui lui a valu ses succès électoraux : une résistance – bien dosée et respectueuse – aux pressions du Palais. «C'était déjà l'argument principal de sa campagne : la dénonciation du tahakoum, les "forces obscures" de l'Etat, note David Goeury, chercheur au think tank marocain Tafra. Il continue de donner des gages à ses électeurs. C'est de la gestion patrimoniale de l'électorat, tout à fait classique au Maroc. Il faut avoir en tête que même le PDJ, arrivé en tête, n'a recueilli que 6,6% des voix des Marocains en âge de voter ! C'est un socle très faible, qu'il faut bichonner.» Sur le long terme, Benkirane pourrait donc préserver, voir encore augmenter, sa popularité auprès de sa base.
Que peut-il se passer maintenant ?
Plusieurs scénarios sont envisageables. Le PJD peut choisir un successeur plus conciliant qui satisfasse aux exigences du RNI d'Aziz Akhannouch. Dans ce cas, une grande coalition, composée de six partis, pourrait participer au gouvernement (ou a minima le soutenir au Parlement). Le parti islamiste, ainsi dilué, ne serait pas très encombrant pour le roi. Ce dernier, jusque-là, «se satisfaisait d'ailleurs très bien de l'absence de gouvernement, qui lui laissait les coudées franches pour mener les grandes manœuvres diplomatiques et économiques engagées à l'échelle africaine», pointe David Goeury. Mohammed VI a énormément voyagé ces six derniers mois, accueilli la COP22 à Marrakech, permis le retour du Maroc au sein de l'Union africaine, et signé des contrats à tour de bras dans toutes les capitales du continent. Pour poursuivre cette ambitieuse politique de soft power du royaume chérifien, le monarque a besoin de ministres de confiance.
Une autre solution consisterait à former une alliance entre les deux principaux partis. Mais un tel mariage risquerait d'être chaotique tant le PAM, perçu comme une création du Palais, s'est construit en opposition au PJD. Quant à l'hypothèse d'un basculement du parti islamo-conservateur dans l'opposition, elle est jugée «impossible au vu du contexte international» par Mohammed Tozy. Les islamistes ne peuvent pas se permettre de disparaître de la scène. Sans compter qu'une telle option signifierait s'asseoir sur la récente Constitution. Mohammed VI ne semble pas enclin à prendre ce risque. Reste la possibilité d'élections anticipées. Si le blocage persiste dans les semaines qui viennent, l'hypothèse devra être envisagée. Mais Benkirane pourrait une nouvelle fois, à cette occasion, faire la démonstration de sa force.