Cela aura pris vingt ans. Deux décennies pour en arriver à la naissance du «pont de l’amitié» qui relie matériellement la Guyane française et le Brésil. Ce projet n’aura été qu’une longue suite de rendez-vous manqués et de ratés. Jusqu’à l’annulation, vendredi soir, de la visite de la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, qui devait pourtant l’inaugurer ce samedi. Laissant le soin au préfet de serrer la main au gouverneur de l’Etat brésilien de l’Amapa.
Tout a commencé avec de belles paroles. «La France partage avec votre grand pays sa plus longue frontière terrestre avec un pays étranger. Sachons, en voisins, développer ces territoires limitrophes, préserver leurs richesses, leurs traditions, travailler au bien-être de toutes celles et de tous ceux qui vivent dans la nature belle et difficile du bassin amazonien. Notre coopération doit favoriser le rapprochement de nos économies», discourt le 12 mars 1997 Jacques Chirac devant le Congrès à Brasília. L'ancien président français appelait alors à la pérennité de la coopération avec le premier partenaire de la France en Amérique latine.
L’annonce de la jonction routière a lieu sur les rives de l’Oyapock, extrémité sauvage à l’est de la Guyane, le 25 novembre 1997, par les deux chefs d’Etat de l’époque, Jacques Chirac et Fernando Henrique Cardoso. Une annonce ambitieuse, car d’un côté se trouve la ville frontalière de Saint-Georges, alors uniquement accessible par les airs et la mer puisqu’elle n’est pas encore reliée par la route bitumée au reste de la Guyane (elle le sera en 2003). Quant à sa voisine, Oiapoque, ville de négoce la plus septentrionale de l’Amazonie brésilienne, celle-ci n’est aux yeux du reste de la nation auriverde qu’une contrée indéfinie, maintenue en vie grâce au dicton national (le Brésil est étendu «d’Oiapoque à Chui», les deux points géographiquement les plus distants, à 4 000 kilomètres l’un de l’autre).
Tractations
Jacques Chirac exhorte alors les étudiants cayennais à accueillir avec bienveillance cette route jetée par-dessus les rives : «Le pont n'amènera pas un immigré clandestin de plus, mais il permettra une relation économique plus importante. Cayenne est un cul-de-sac. Et on ne peut pas vivre comme au siècle dernier. Nous sommes dans un monde où on ne peut pas se refermer sur nous-mêmes.» L'histoire retiendra-t-elle cependant que le rapprochement a été amorcé au niveau régional ?
Un an plus tôt, dans le giron de l’accord-cadre du 28 mai 1996 entre la France et le Brésil, autorisant les relations transfrontalières, l’ancien gouverneur de l’état de l’Amapá, João Capiberibe, et l’ancien président du conseil régional de la Guyane, Antoine Karam, lancent la «commission mixte transfrontalière» : un nouvel espace partenarial à cheval sur les diplomaties d’Etat pour faire reconnaître «l’âme amazonienne», mais aussi, a contrario, pour durcir le ton à l’encontre des ouvriers brésiliens et de leurs familles restées en Guyane, après avoir été attirés temporairement pour bâtir la base spatiale de Kourou.
«Les Guyanais étaient désireux d'assumer une nouvelle territorialité amazonienne et sud-américaine pour s'affirmer face à une métropole considérée comme trop pesante et monopolistique, rappelle dans ses travaux le docteur en géographie de l'université de Guyane, Stéphane Granger. De son côté, l'Etat cherche à récupérer à son profit ces nouvelles solidarités régionales, notamment avec le Brésil, puissance émergente, avec laquelle il se découvre tardivement une frontière.»
Que d’aléas auront cependant perturbé ce projet ! Ce n’est qu’en juillet 2005 qu’est signé à Paris l’accord autorisant les travaux. Le 12 février 2008, les nouveaux chefs d’Etat, Nicolas Sarkozy et Luiz Inácio «Lula» da Silva convergent au bord de l’Oyapock. Ils promettent que le pont sera inauguré avant la fin de leurs mandats respectifs. Y croient-ils réellement ? L’ambiance est surtout baignée de tractations militaires et diplomatiques : Nicolas Sarkozy plaide pour l’entrée du Brésil comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Il milite activement pour que son voisin achète du matériel militaire, notamment quelques Rafale à la France. Il attend aussi de Lula qu’il accepte un rapprochement des forces de polices françaises et brésiliennes, pour faire barrage aux Brésiliens sans papiers qui transgressent quotidiennement la frontière à destination des camps clandestins d’orpaillage, qui les exploitent. De son côté, Lula attend la suppression des visas pour les ressortissants brésiliens en Guyane et l’accès facilité au marché européen. Finalement, les travaux sont lancés et confiés à une entreprise brésilienne. Le 28 mai 2011, la jonction entre les deux tronçons du tablier du pont est faite, à la lueur des engins, sous la voûte étoilée de l’équateur. On évoque alors de sources officielles une inauguration pour septembre 2011, repoussée au 20 janvier 2012. Cette année-là, on jure que l’ouverture du pont interviendra au quatrième trimestre…
«Déconnecté»
Mais des contretemps fâcheux invalident la finalisation, côté Amapá, des installations de la douane et de la police fédérale. Officiellement, ces contretemps sont consécutifs à un appel d'offres vain essuyé par les autorités brésiliennes, car «aucune entreprise n'a répondu à l'offre», assure à l'époque le département national des infrastructures routières de Brasília. C'est finalement au Paraná, Etat brésilien situé à l'est de celui de São Paulo, qu'est trouvée une entreprise pour reprendre le chantier. L'unique piste en terre reliant Oiapoque à la capitale de l'Etat, Macapá, qu'une saison des pluies après l'autre crible bien trop vite de nappes boueuses infranchissables, fait aussi parler d'elle. Longue de 600 kilomètres, elle doit impérativement être bitumée pour permettre la mise en place d'un trafic routier cohérent et sécurisé. Douze ans après l'accord initial, il manque toujours plus de 100 kilomètres de revêtement.
Antônio Waldez Góes, gouverneur de l'Amapá réélu pour un troisième mandat consécutif en 2014, est accusé d'avoir subtilisé des fonds pour des projets plus troubles que les eaux limoneuses de l'Oyapock. Son nom n'est pas le seul de la région à passer par le scanner de la loi fédérale «Ficha Limpa» («mains propres») contre la corruption des élites politiques. Les reports deviennent si pesants que la préfecture de Guyane, acculée par les journalistes, ne souhaite plus se prononcer sur une quelconque date d'inauguration. L'administration évoque même une «ouverture déconnectée de l'inauguration et progressive».
Le point de bascule est de toute façon déjà atteint en 2011 : à partir de là, le discours des Guyanais et des médias sombre dans le négativisme général. On s'esclaffe et on parle du pont comme d'un projet «kafkaïen», «inutile, fantôme ou de l'ordre de la blague», conclut un travail universitaire encadré par le CNRS. «La forte coopération entre les deux pays a été l'argument principal pour justifier ce pont, mais on se pose quand même la question vu le délai, commente l'anthropologue Damien Davy, directeur de l'observatoire «hommes-milieux Oyapock» créé par le CNRS. Il semble déconnecté des réalités locales. Les Oyapockois n'en ont jamais eu besoin. Par contre, c'est vrai que ça a attiré les regards vers cette frontière méconnue. Depuis plusieurs années, localement, ça a posé des problèmes sur place. Les gens vivent ensemble depuis des siècles, des millénaires. On parle portugais, palikur, créole, français. Le "vivre-ensemble" est là. Avec la volonté de normaliser cette frontière, cela a entraîné quelques conflits avec des contrôles de plus en plus forts des Brésiliens par la police.»
Véhicules légers
Ce pont de 378 mètres sera-t-il un barrage plus qu’un instrument pour l’altérité, comme l’ont pourtant promis les discours successifs ? La centaine de piroguiers taxis qui assurait jusqu’ici la liaison fluviale entre les deux communes n’a pas attendu ce samedi pour lire entre les rives : le pont sera ouvert aux véhicules légers. En outre, les deux pays n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur les modalités d’assurance des transports de fret. La Guyane doit encore recalibrer certaines portions de routes pour espérer une quelconque traversée intégrale d’est en ouest par les poids lourds. Il faudra aussi régler les inadéquations des normes alimentaires.
Les regards se tournent donc vers les automobilistes : mais avec seulement un peu plus de 100 voitures qui arrivent chaque jour à la discrète Saint-Georges, bourgade de 4 000 habitants et distante de près de 200 kilomètres de Cayenne, le flux vaut-il un pont officiellement évalué à 24 millions d’euros, partagés entre la France et le Brésil, et auxquels s’ajoutent 25 millions d’euros de travaux d’installation d’infrastructures côté français ?