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Réfugiés

Migrants : en Méditerranée, une situation «qui dépasse tout ce que l’on a pu voir»

L'«Aquarius», le bateau humanitaire de l'ONG SOS Méditerranée, a accueilli deux fois plus de rescapés que sa taille ne le permet ce week-end au large des côtes libyennes. Pour limiter ces traversées, un accord, similaire à celui avec la Turquie, se dessine entre l'UE et la Libye, malgré la déstabilisation du pays.
Sauvetage de migrants par SOS Méditerranée au large de la Libye, en mai 2016. (Photo Gabriel Bouys. AFP)
par Volodia Petropavlovsky
publié le 21 mars 2017 à 13h43

C'est un nouveau record : plus de 6 000 migrants ont été secourus ces derniers jours, d'après l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Une situation «qui dépasse tout ce que l'on a pu voir jusqu'à maintenant en Méditerranée», a fait savoir son porte-parole, Joel Millman. Les conditions météo stables de ces derniers jours en Méditerranée ont provoqué des départs massifs de migrants depuis les côtes libyennes pour rejoindre l'Europe.

L'Aquarius, navire humanitaire affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières, a porté assistance à 946 d'entre eux, dont 248 mineurs. L'intervention a commencé samedi soir vers 21 heures pour s'achever le lendemain en fin de matinée. SOS Méditerranée a filmé les scènes de joie et de soulagement des migrants sur le pont de l'Aquarius :

Joint par téléphone, Conor Kenny, le médecin de MSF à bord, évoque «une situation exceptionnelle : le bateau est prévu pour 400 personnes et il y avait 946 rescapés à bord. On ne s'attendait absolument pas à ça. Beaucoup devaient se tenir debout. Le maximum que l'on a fait sur les précédentes opérations était de 400-500 personnes. Heureusement, nous avions suffisamment de matériel et de nourriture pour tout le monde».

Epuisement, déshydratation et corrosion cutanée

L'équipe médicale, limitée à quatre personnes dont un médecin, a pris en charge plus d'une centaine d'individus. Epuisement, déshydratation et corrosion cutanée intense à cause du mélange d'hydrocarbure et d'eau salée constituaient le gros des symptômes. «On a eu aussi des gens avec de vieilles fractures qu'on leur a faites en Libye. Une personne m'a raconté avoir été emprisonnée puis torturée, un autre a failli être tué après avoir été kidnappé», détaille Conor Kenny, alors que l'Aquarius fait route vers les côtes italiennes. Une fois les migrants débarqués, le navire de sauvetage risque de ne pas rester longtemps à quai. «Le nombre de personnes secourues a augmenté par rapport à l'année dernière. Je pense que cela va continuer. Nous devons nous y préparer», ajoute le médecin avant de retourner en salle de soin.

Près de 4 000 personnes ont déjà été secourues par l'Aquarius depuis le début de l'année. Dans un communiqué, Sophie Beau, directrice de SOS Méditerranée, décrit une «situation absolument critique : nous ne sommes qu'en mars, et nos sauveteurs ont recueilli ce week-end près de mille personnes sur l'Aquarius, doublant sa capacité théorique d'accueil. Face aux départs massifs dès qu'une fenêtre météo le permet, il faut augmenter la capacité de sauvetage en mer !»

Plaque tournante

La route maritime au départ de la Libye est devenue l'itinéraire le plus emprunté l'an dernier : 180 000 migrants ont tenté la traversée. Alors que la Turquie retient la majorité des réfugiés en vertu d'un accord signé en 2016 avec l'Union européenne, et avec la fermeture de la route des Balkans décidée unilatéralement par les pays d'Europe de l'Est début mars 2016, une partie du flux s'est détournée vers le sud de la Méditerranée. Face à cette nouvelle donne, l'Europe s'est engagée sur la voie d'un accord similaire avec Tripoli. Lundi, les ministres de l'Intérieur français, italien, allemand, autrichien, slovène, suisse, maltais, tunisien et libyen se sont réunis à Rome pour discuter d'un plan commun visant à «gouverner les flux migratoires». A l'issue de la rencontre, les dirigeants européens ont annoncé une aide logistique et financière pour le gouvernement de Tripoli.

D'après le quotidien italien Corriere della Sera, la Libye aurait réclamé une dotation en hélicoptères, radars, embarcations et véhicules terrestres pour un total de 800 millions d'euros afin de surveiller ses frontières. L'Europe a également formé 90 gardes-côtes libyens, qui devraient être opérationnels à partir de la fin du mois d'avril.

«A la limite du mépris humain»

Ce deal avec la Libye pose cependant question. Le pays, plongé depuis six ans dans une guerre civile, reste en très grande partie hors de contrôle du gouvernement. L'objectif avoué est de stopper les migrants avant leur arrivée dans les eaux internationales, et les acheminer dans des centres garantissant «le respect de leurs droits fondamentaux». Mais dans quelles conditions seront-ils réellement détenus en Libye ? «Des camps seront créés avec les organisations humanitaires dans le respect total des droits des individus», a déclaré le ministre de l'Intérieur italien, Marco Minniti, en ajoutant que les migrants seraient en mesure de demander l'asile en Europe depuis les camps en Libye. Selon lui, la situation actuelle, intenable, est «à la limite du mépris humain». Les cas de viols et de torture sont monnaie courante, comme le décrivait Amnesty International en juillet.

Un tel accord suscite l'inquiétude des ONG. «La Libye n'est pas signataire de la convention de Genève, ce qui s'y passe n'est pas acceptable. Les gens qui fuient ne le font pas pour envahir l'Europe. Il y a encore une traite négrière là-bas. On ne peut pas laisser les gens mourir sous nos yeux, c'est une question d'éthique et de valeurs humaines», s'alarme-t-on chez SOS Mediterannée.

En janvier, Fabrice Leggeri, le directeur de Frontex, l'agence européenne chargée du contrôle des frontières, avait dénoncé les actions des ONG venant en aide aux migrants. «Il faut éviter de soutenir l'action des réseaux criminels et des passeurs en Libye en prenant en charge les migrants de plus en plus près des côtes libyennes», avait-il déclaré. Des accusations «extrêmement graves et dommageables», a commenté MSF. L'action humanitaire n'est «pas une cause mais une réponse» à la crise, s'était défendu l'ONG.