Il est au pouvoir depuis quinze ans, omniscient et omniprésent. Il crève l’écran de toutes les chaînes de télévision avec sa moustache en amande dans notre soupe quotidienne. Avant, il nous disait ce que nous devions boire et manger, consommer plutôt du raisin que du vin par exemple, faire trois enfants plutôt que deux, ou encore être fiers de nos ancêtres ottomans qui ne descendaient jamais de cheval et qui avaient assiégé deux fois Vienne. Et qui n’hésitaient pas à tuer leur père ou leurs fils pour garder le pouvoir.
Il en fait de même, car il lui faut toujours un ennemi. De l'intérieur ou de l'extérieur, peu importe, mais un ennemi pour consolider son pouvoir. Il appelle cet ennemi, avec le chœur des journalistes devenus ses porte-parole, «l'intelligence suprême». Hier encore, il marchait main dans la main avec l'imam Gülen qu'il accuse aujourd'hui de l'avoir mené en bateau et dont il réclame la tête. Pour cela, il est prêt à rétablir la peine de mort et à tourner la page européenne.
Personne n'ose lui dire qu'il ferait mieux de rétablir l'Etat de droit et de libérer les écrivains et les journalistes en prison. Il vient de les traiter d'«assassins», de «cambrioleurs», de «pédophiles» et d'«escrocs». D'«espions» aussi, quand il parle de Can Dündar, l'ancien rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, en exil à Berlin, et de Deniz Yücel, correspondant de Die Welt en Turquie, en confinement solitaire dans une prison de haute sécurité. Cette haine me révolte car, parmi eux, en prison depuis longtemps déjà, se trouvent mes amis. Ils ne méritent pas de telles calomnies.
L'ennemi extérieur ces derniers temps, c'est l'Union européenne dont il défie tous les jours les dirigeants en les traitant de nazis. Pourtant, il n'a pas lu un seul livre sur le nazisme. Il ignore ce que c'est et ce que cette accusation représente pour Angela Merkel. Il n'a pas lu non plus le Journal d'Anne Frank pour savoir ce que cela signifie pour les dirigeants néerlandais. Il leur reproche d'interdire ses meetings mais il ne parle guère des interdictions du même genre dans son propre pays.
Cela fait plus de quinze ans qu'il est au pouvoir et qu'il joue la victime. Il dit qu'il est persécuté (par «l'intelligence suprême», par l'Union européenne, par les intellectuels, par les diplomates qu'il qualifie de «mon cher m'as-tu-vu») alors qu'il est le seul maître du pays.
Mais cela ne lui suffit pas, il veut plus de pouvoir encore, plus de persécutions et d’arrestations. Faire le ménage pour de bon. Au lieu de balayer devant sa porte, il s’en prend aux dirigeants des pays démocratiques qui, eux, respectent la liberté d’expression et les droits de l’homme, et ne mettent pas en prison les journalistes. Il ne peut s’exprimer en Allemagne ou aux Pays-Bas, en Suisse également, mais il a fait taire toute forme d’opposition dans son propre pays.
Le persécuteur persécuté n’est pas à plaindre. Qu’on le laisse parler, dire ce qu’il pense là où il veut. En France notamment, le président de la République a donné son feu vert pour le meeting du ministre turc des Affaires étrangères à Metz et il a eu raison. Pourtant, il n’a pas réagi quand je lui ai adressé une lettre ouverte publiée dans la presse qui l’appelait à sauver la démocratie en Turquie. Le référendum du 16 avril décidera du sort du régime. Nous parlions jusqu’ici de la dérive autoritaire. Désormais, si le «oui» l’emporte, il faudrait parler du péril totalitaire.