Elle est chanteuse. Elle a commencé dans un restaurant de sa petite ville d'Oural pour les ouvriers des industries pétrolières avant de fonder un groupe et de le dissoudre. Puis elle a entrepris des études de psychologie et s'est inscrite à l'émission télévisée The X Factor, qui est le The Voice russe, arrivant en finale. Ioulia a alors 24 ans, elle chante et elle se déplace en fauteuil roulant à cause d'une maladie génétique. Sa voix et son invalidité lui valent d'être choisie pour la cérémonie d'ouverture des Jeux paralympiques à Sotchi, puis d'être invitée à un concert en Crimée après l'annexion.
Au début du mois, elle a été désignée pour représenter la Russie au concours de l'Eurovision 2017. Je n'ai pas regardé le concours depuis mes 16 ans, quand France Gall l'a gagné avec Poupée de cire, Poupée de son, écrit et composé par Gainsbourg et Beethoven, et je ne crois pas avoir raté grand-chose sinon quelques quiproquos de comptage et de traduction et, si on veut, les débuts sirupeux d'Abba et de Céline Dion. Il se trouve que l'an dernier, le prix est revenu à Jamala, une chanteuse ukrainienne d'origine tatare, comme de nombreux habitants de la Crimée. Elle avait étudié à Simferopol et rêvait de grands airs d'opéra comme Anna Netrebko. Sa chanson, 1944, évoquait la déportation de son peuple vers l'Ouzbékistan par Staline, une chanson faite pour l'emporter, mais on pourrait dire la même chose de toutes les chansons. Elle l'emporta avec le plus grand nombre de points jamais obtenu, devançant la candidate australienne et surtout le candidat russe, à la grande joie des Ukrainiens et de son président, le «Roi du chocolat», qui clamèrent «gloire à l'Ukraine» ! On ne s'étonnera guère que la Russie se soit montrée mauvaise perdante, en affirmant, sans complexe, que «la politique a battu l'art».
La règle veut donc que le concours de l'Eurovision 2017 se déroule dans le pays du dernier vainqueur. Donc à Kiev. Dans ces conditions, le choix de Ioulia Samoïlova est tout sauf innocent. C'est un choix provoquant. En effet, il visait à placer les autorités ukrainiennes devant un dilemme. La question a été vite tranchée. Ce mercredi, les services spéciaux ukrainiens (SBU) ont interdit l'entrée sur le territoire à Ioulia Samoïlova pour trois ans, autant ne pas lésiner, sanctionnant ainsi sa participation au concert en Crimée. Naturellement, un vice-ministre russe a aussitôt dénoncé la décision jugée «révoltante». Rien de neuf en ce bas monde. La musique n'adoucit toujours pas les mœurs.
C'est aussi un choix cynique. Doublement cynique au regard de la situation des handicapés en Russie, citoyens de troisième zone, négligés par les pouvoirs publics, pire encore, les enfants disgraciés laissés en déshérence. Peu importe, somme toute, que Ioulia Samoïlova ait voulu chanter une ballade romantique, au titre ambigu, Une flamme brûle. On peut toujours rêver au magnifique Théâtre d'opéra et de ballet d'Odessa où, même au dernier balcon, vous entendrez le moindre murmure du valet muet d'Onéguine sur la scène.