«Si Vucic l’emporte au premier tour, ce sera un coup dur pour la démocratie.» Nedim Sejdinovic est le président de l’Association des journalistes indépendants de Voïvodine (nord de la Serbie), un homme régulièrement menacé de mort à cause de ce qu’il dit. «Sa domination est absolue. Depuis le début de la campagne, il tire toutes les ficelles des institutions, n’hésite pas à traîner ses adversaires dans la boue, à leur infliger la torture des médias, des tabloïds.» Ce dimanche, les électeurs serbes sont appelés à choisir leur nouveau président pour les cinq prochaines années. Aleksandar Vucic, actuel Premier ministre et chef du tout-puissant Parti progressiste de Serbie (SNS), est largement en tête des sondages, avec entre 52% à 57% des voix.
Conflits d’intérêts
«Une campagne étrange, déséquilibrée, constate Aleksandar Gavrilovic, directeur du CRTA, un réseau d'activistes et de journalistes supervisant le travail des institutions. En tant que Premier ministre, le candidat Vucic dispose de ressources illimitées, au risque d'alimenter les conflits d'intérêts. Inaugurer une usine relève-t-il de ses activités étatiques ou électorales ? Cela jette la confusion dans les esprits et crée un rapport d'inégalité avec les autres candidats.» D'autant que cette fois, ce ne sont pas des blocs politiques bien identifiés qui s'affrontent, mais un candidat soutenu par son parti et l'appareil d'Etat contre dix autres, indépendants ou à la tête de petites formations.
Deux candidats de l’opposition ont réussi à émerger, malgré un lynchage médiatique – insultes et diffamation –mené par le SNS : l’ancien médiateur de la République Sasa Jankovic (centre-gauche), avec 8% à 15% des voix, et l’ex-ministre des Affaires étrangères, ex-président de l’Assemblée générale de l’ONU, Vuk Jeremic (centre-droit, 9,5% des intentions de vote). Un nouveau venu a fait une percée surprenante en organisant sa campagne sur les réseaux sociaux : Luka Maksimovic, alias Ljubisa Preletacevic «Beli» (littéralement, adoré La Girouette «patte blanche»), ancien étudiant en science politique, sorte de Beppe Grillo serbe.
Tous ont été victimes d’un quasi black-out des médias, l’autorité de régulation de l’audiovisuel se disant officiellement en panne de logiciel de calcul de temps de parole. Selon le Bureau pour la recherche sociale, Birodi, qui calcule ces temps de parole des candidats durant les JT des chaînes publiques et privées serbes, le Premier ministre a bénéficié d’un total de 632 minutes, soit 250 de plus que l’ensemble des dix autres candidats cumulés. Vuk Jeremic et Sasa Jankovic ont respectivement eu droit à 67 et 60 minutes d’exposition. Selon l’école de journalisme de Novi Sad, la chaîne privée Pink, la plus populaire en Serbie, tient le pompon : dans ses JT du 9 au 20 mars, elle a accordé 11 747 secondes à Aleksandar Vucic, 65 à Vojislav Seselj (extrême droite)… et 23 à Sasa Jankovic.
«La propagande a mangé tout l’espace»
«Aucun débat télévisé n'a été organisé, relève Marija Vucic, de Cenzolovka, un site consacré à la liberté de la presse en Serbie. A chacune de ses apparitions en studio, Aleksandar Vucic est seul. Or, près de 45% des Serbes, qui n'ont pas tous accès à Internet, s'informent en regardant la télé. Sur les chaînes, il n'y a plus de place pour le dialogue. La propagande a mangé tout l'espace.» La presse écrite n'est pas mieux lotie. Les journaux se sont gardés de rapporter les témoignages – publiés par des sites d'informations indépendants –d'intimidations sur les agents des entreprises publiques pour qu'ils se cotisent afin de financer la campagne du SNS, collent des affiches ou votent pour le Premier ministre candidat, photo du bulletin à l'appui, au risque sinon de perdre leur gagne-pain. Motus également sur les agents de sécurité et policiers protégeant des tags la multitude de panneaux électoraux d'Aleksandar Vucic, une «privatisation» des services publics que le syndicat de la police (PSS) a dénoncée dans un communiqué le 24 mars.
Le 27 mars, Aleksandar Vucic s’est envolé pour Moscou pour recevoir la bénédiction du Président russe, Vladimir Poutine. Deux semaines plus tôt, il avait rencontré à Berlin la chancelière allemande, Angela Merkel, qui l’a encouragé à poursuivre les réformes intérieures et à consolider l’état de droit.
Dans un rapport du 7 mars, la mission de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a pointé du doigt la surreprésentation des candidats du SNS dans les médias et l’usage de leurs fonctions étatiques à des fins partisanes. Elle a également exprimé ses doutes sur l’exactitude des listes électorales, fait état de tentatives d’intimidation sur les électeurs et de potentiels abus des biens publics. Des problèmes déjà constatés lors des législatives de 2016. L’OSCE a cependant annoncé qu’elle n’enverrait pas d’observateurs sur le terrain cette année, notamment dans les bureaux de vote.
«Si l'UE [avec laquelle la Serbie a entamé des négociations d'adhésion en 2014, ndlr] continue à fermer les yeux, cela lui reviendra en pleine figure comme un boomerang, prévient Nedim Sejdinovic. Aleksandar Vucic élu chef de l'Etat sera tenté de changer la Constitution afin de renforcer les pouvoirs présidentiels, jusque-là plutôt honorifiques. Et nous risquons fort de nous retrouver avec un régime autoritaire à la Erdogan.» Dans l'histoire de la Serbie, un seul homme a franchi le cap des 50% au premier tour de la présidentielle : le dictateur Slobodan Milosevic en 1990 et 1992. Aleksandar Vucic a été son ministre de l'Information aux heures sombres du régime, de 1998 à 2000. Jeudi, à trois jours du scrutin, dans les kiosques du pays, une pub électorale aux initiales de l'homme fort de Belgrade, AV, et aux frais du SNS, s'étalait à la une de sept des neuf quotidiens nationaux.