«Contre la dictature et l'obscurité des médias.» Coups de sifflets, tambours, vuvuzelas. C'est devenu une sorte de rituel : tous les jours à 18 heures, des dizaines de milliers d'étudiants se rassemblent un peu partout en Serbie pour manifester, avec une moyenne d'âge qui se situe entre 18 et 25 ans. Le cortège est joyeux et festif. Les slogans fleurissent : «La démocratie vaut mieux que les élections», «Vucic, voleur, t'es foutu», «Les manips, ça ne passe plus». Une formule domine, «Gotov je» («Il est fini») en écho à la «révolution démocratique» qui vit tomber le dictateur Slobodan Milosevic, le 5 octobre 2000.
Tout a commencé le 3 avril, au lendemain de l'élection présidentielle remportée dès le premier tour, avec plus de 55 % des voix, par le Premier ministre et chef du tout-puissant Parti progressiste de Serbie (SNS), Aleksandar Vucic. «Un résultat ridicule, difficilement crédible», s'exclame Svetlana, 51 ans, chasseuse de tête venue exprimer son ras-le-bol. Elle porte une pancarte : «Combien de morts la commission électorale a-t-elle sorti du cimetière ?» Et dénonce : «Vucic est désormais président, Premier ministre et chef de parti - trois en un. Personne n'a jamais réussi à concentrer autant de pouvoir entre ses mains. C'est ça, la démocratie ? La justice est inexistante, les institutions sont discréditées et les médias sous le contrôle du parti. Comment voulez-vous que les citoyens croient encore aux élections ?» Comme pas mal de manifestants, Svetlana fait partie des «vétérans» qui ont détrôné Milosevic du pouvoir. «Et nous voilà aujourd'hui obligés de descendre dans la rue pour combattre un nouvel autocrate.»
Samedi, la colonne de manifestants s'étendait sur plus de deux kilomètres de long. Les artères de Belgrade, la capitale serbe, étaient noires de monde. Le Syndicat indépendant de la police et celui de l'armée avaient prévu ce jour-là un rassemblement fixé à midi, auquel se sont joints les étudiants, mais aussi le mouvement «Ne da(vi)mo Beograd» qui s'oppose aux pharaoniques chantiers de Belgrade Waterfront, un controversé projet immobilier de luxe financé par les Emirats arabes unis, non loin du centre-ville, sur les berges de la Save. L'événement a réuni près de 80 000 personnes, selon les organisateurs. Black-out quasi-total des médias : «2 000 contestataires», selon la radiotélévision publique serbe RTS. «Quelques centaines de hooligans prêts à mettre le pays à feu et à sang», selon le très populaire tabloïd Informer, proche du pouvoir, et tout en nuances…
«Exploit» électoral
Rien ne laissait présager un tel débordement de colère. Comme si les frustrations et les défiances, jusque-là comprimées, faisaient explosion. Premier ministre depuis 2014, Aleksandar Vucic, 47 ans, ancien vice-président du Parti radical de Serbie (extrême droite) dans les années 90, à l’époque des guerres en Yougoslavie, converti au «libéralisme pro-européen» depuis bientôt dix ans, disposait d’une confortable majorité absolue au Parlement. Après avoir longtemps fait planer le doute sur le calendrier électoral et sur sa volonté de briguer la charge suprême, il a finalement opté pour une campagne éclair de trois semaines face à une opposition éclatée. Monopolisant les médias, il a eu droit à 407 minutes (près de sept heures) de temps de parole comme Premier ministre et 225 minutes comme candidat, soit 250 minutes de plus que l’ensemble des dix autres concurrents réunis.
Résultat : c'est la première fois depuis Milosevic, en 1992, qu'un président de la République de Serbie est élu dès le premier tour du scrutin. Après avoir crié victoire, le «maître de Belgrade» a promis qu'un nouveau gouvernement serait formé… «d'ici deux mois au plus tard». C'était sans compter les accusations de fraude qui se sont mises à pleuvoir au lendemain de cet «exploit» électoral. Le candidat de la société civile à la présidentielle, l'ancien médiateur de la République Sasa Jankovic, arrivé deuxième avec 16 % des suffrages exprimés, a ainsi demandé un nouveau décompte des votes. Selon lui, «pas moins de 319 000 voix ont été volées».
«Le régime nous ignore délibérément, refuse de nous écouter et fait comme si nous n'existions pas. Mais nous sommes nombreux.» Milica, 21 ans, étudiante-ingénieure, manifeste pour la première fois de sa vie. Elle reconnaît ne plus regarder la télévision, ni lire les journaux. C'est désormais sur Internet qu'elle s'informe, «là où la liberté d'expression s'est déplacée». Les rassemblements de contestation, c'est d'ailleurs sur Facebook et Instagram qu'elle en a d'abord entendu parler. Elle brandit une feuille A4 : «On cherche le service public RTS, si quelqu'un le trouve, s'il vous plaît, rendez-le aux citoyens.» A côté d'elle, une banderole proclame : «Nous ne sommes pas de la main-d'œuvre bon marché à exporter.» Dans une Serbie qui peine à sortir du marasme économique, où le salaire moyen ne dépasse pas 350 euros par mois et où le chômage frappe plus de 40 % des jeunes, les nouveaux diplômés rêvent d'exode. «Nos études achevées, sans un coup de piston, impossible de décrocher un emploi», explique Vanija, 19 ans, étudiante en médecine.
«Plagiat de thèse»
«Ici, il n'y a pas d'avenir. Après mes études, je crois que je partirai à l'étranger, même si cela me fait de la peine», ajoute Ana, 21 ans, étudiante en physique. Elle l'assure : «On connaît trop de gens victimes du chantage à l'emploi. L'équation est simple. Si on n'a pas sa carte du parti, on n'a pas de boulot. En revanche, si on a du boulot, il faut voter pour le parti.» Et de rappeler : «Mon père travaille dans une entreprise publique. Pendant la campagne électorale, avant les meetings du SNS, la direction convoque tous les employés et les prend en photo pour savoir qui est présent, qui est absent… On espérait du changement. Hélas, nos voix ont été volées.» Dans la foule, on trouve aussi des retraités venus prêter main-forte à la jeunesse. «Le gouvernement rogne leur pension, raconte Marko, 22 ans, étudiant en droit. Eux aussi en ont gros sur la patate.» Ana, 63 ans, économiste à la retraite, est venue avec son mari soutenir leur fils de 23 ans, également étudiant en droit. «Il répète qu'il ne veut pas vivre en Serbie, dit-elle. Et je le comprends. Pour obtenir leur diplôme, les fils à papa n'ont pas besoin de travailler. Il leur suffit de payer. Nebojsa Stefanovic et le maire de Belgrade, Sinisa Mali, sont eux-mêmes accusés de plagiat dans leur thèse de doctorat. Aucune sanction n'a été prise contre eux. Pire, la commission universitaire chargée d'examiner leur ouvrage a démissionné en bloc.»
«Signe de démocratie»
Face à cette mobilisation d'une ampleur inédite, le pouvoir s'enferme dans le mutisme. Aleksandar Vucic se contente de répéter qu'il n'a «rien contre les manifestations», du moins «tant qu'elles se déroulent pacifiquement». Mieux, il s'agirait selon lui d'un «vrai signe de démocratie». Du côté de Bruxelles et de l'Union Européenne, silence radio. Pas le moindre commentaire, alors que la Serbie est officiellement candidate à l'adhésion depuis 2014.
Lundi, les manifestants ont réitéré leurs revendications : révocation de la commission électorale et de l'autorité de régulation des médias électroniques, démission de la présidente de l'Assemblée nationale, du rédacteur en chef de la RTS et de son directeur de l'information, révision des listes électorales, introduction du vote électronique et annulation des «faux doctorats» de Nebojsa Stefanovic et Sinisa Mali. Le gouvernement a jusqu'à lundi pour satisfaire ces exigences. De nouveaux rassemblements sont prévus tout au long de cette semaine partout dans le pays.