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Libération
Reportage

Kiev, nouvelle Mecque de l’opposition russe ?

Dans la capitale ukrainienne, des Russes exilés opposés à Vladimir Poutine se réunissent. Venus d'horizons divers, ils tentent d'unifier leurs efforts.
Sur le Maidan, à Kiev, en février 2014, en pleine crise politique entre le pouvoir les opposants du président prorusse. (Photo Bulent Kilic. AFP)
publié le 28 avril 2017 à 13h20

«C'est aux Russes qu'il incombe de dépoutiniser la Russie, et à personne d'autre. Mais beaucoup d'opposants, comme moi, ont été poussés à l'exil. L'Ukraine est une bonne base pour poursuivre le combat.» En 2014, Iliya Ponomarev était le seul député de la Douma à ne pas voter pour l'annexion de la Crimée ukrainienne. Bientôt l'objet de pressions politiques, il a quitté son pays en 2015. Il est désormais installé à Kiev. «La proximité géographique et culturelle entre l'Ukraine et la Russie est importante. Le contexte de guerre renforce la dimension symbolique de Kiev. Il y a beaucoup à faire ici.»

Depuis 2014, ce sont au moins 2 000 citoyens russes qui ont trouvé refuge en Ukraine. Kiev n’impose pas de visa d’entrée aux ressortissants de la fédération. Le groupe est hétérogène, allant de combattants volontaires dans les rangs de l’armée ukrainienne à des profils d’individus divers, fuyant des poursuites judiciaires dans leur pays. Tous sont unis par leur opposition à Vladimir Poutine, et attirés par la vague de changements initiés par la «révolution de la dignité».

«Il ne s'agit pas pour autant d'être naïf. Le Maidan n'a pas tenu ses promesses de révolution, analyse Olga Kurnosova, ancienne collaboratrice de l'opposant assassiné Boris Nemtsov. Nous sommes néanmoins fascinés par la capacité des Ukrainiens à s'être débarrassé d'un régime corrompu et autoritaire. Il y a beaucoup à apprendre ici.»

Rendre la Crimée à l'Ukraine

Par un samedi d'avril ensoleillé, Iliya Ponomarev et Olga Kurnosova se réunissent dans un quartier pavillonnaire de Kiev, chez Olivier Védrine. Pour ce Français installé dans la capitale ukrainienne, «l'Europe ne peut se construire sans une Russie libre». Il héberge donc des réunions d'opposants russes. Pendant la discussion, Olga Kurnosova suit une manifestation de l'opposition moscovite sur son téléphone. Elle n'a pas mis les pieds en Russie depuis octobre 2014, quand elle a fui vers la Biélorussie dans un train de nuit.

Ces rencontres du week-end s’apparentent plus à des clubs de réflexion qu’à un quelconque embryon de gouvernement en exil. Renverser le tyran Poutine grâce à une large alliance citoyenne, changer le système en profondeur, construire une nouvelle Russie… Les mots d’ordre ne manquent pas. Et depuis leur exil kiévien, ces opposants l’affirment : une des premières décisions du prochain régime sera de rendre la Crimée à l’Ukraine, et de mettre fin à la guerre du Donbass. Ils se démarquent en cela des principaux opposants actifs en Russie, qui n’ont pas pris d’engagements aussi clairs.

L’ambiance joviale de la réunion est plombée quand Iliya Ponomarev est convoqué chez le procureur général, dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Denis Voronenkov. Ancien député de la Douma en exil, l’homme a été abattu en plein centre de Kiev, le 23 mars. Si Iliya Ponomarev est depuis affublé de deux gardes du corps pour garantir sa sécurité, il reste difficile de considérer ce meurtre comme un message de menace pour les opposants russes. Denis Voronenkov tenait plus du déserteur en reconversion que d’un dissident de longue date. Le parcours d’Iliya Ponomarev comporte lui aussi ses zones d’ombres, et ne fait pas l’unanimité parmi les Russes de Kiev.

L'ancien député n'a d'ailleurs pas été invité à l'ouverture de la Maison de la Russie libre, le 13 avril. Conçue comme une «ambassade alternative de la société civile russe en Ukraine», la Maison se veut un centre d'assistance aux réfugiés russes, de même qu'un espace de synergie des forces d'opposition. «Les Russes ici comprennent les défis de la transition démocratique en Ukraine, explique Grigori Frolov, jeune co-fondateur de la Maison. Ils comprennent encore très bien ce qu'il se passe en Russie. Nombre d'entre nous ont des contacts en Occident. Cela nous ouvre énormément de possibilités.»

Rupture avec la Russie

Autre défi à relever : établir des contacts entre Russes et Ukrainiens. «Ils s'ignorent depuis 2014 et ne s'analysent qu'à travers des stéréotypes grossiers», explique Vladislav Davidzon, rédacteur en chef de The Odessa Review. «Beaucoup d'Ukrainiens rejettent tout ce qui est russe», confirme la journaliste Ekaterina Sergatskova, naturalisée ukrainienne en 2015. L'ouverture de la Maison de la Russie libre a déchaîné une vague de critiques et menaces sur les réseaux sociaux.

«De nombreux Russes se voient refuser leur demande d'asile, pour des raisons qui ne sont pas toujours évidentes. Et ce, même s'il est évident qu'ils risquent gros une fois rentrés en Russie», poursuit Ekaterina Sergatskova. Au-delà de cas individuels, la tendance est de fait à la rupture avec la Russie, à travers un embargo commercial, la suspension des liaisons aériennes directes, ou l'interdiction récente de la chaîne d'opposition russe «Dojd».

Le gouvernement garde aussi un œil sur les très populaires réseaux VKontakte ou Odnoklassniki, les équivalents russes de Facebook et Copains d'avant. La justification évoquée serait de lutter contre la propagande russe. «Mais ce sont avant tout des actes de rupture, qui sont lourds de conséquences dans la population, regrette Grigori Frolov. Une de nos premières missions ici, plus encore que de chercher à changer la situation à Moscou, c'est de rétablir un dialogue avec les Ukrainiens. Malgré les circonstances actuelles, je veux croire que nous avons un futur à bâtir ensemble.»