Menu
Libération
REportage

En Iran, retour vers le passé ?

L’élection présidentielle de ce vendredi oppose deux électorats. D’un côté, les partisans du dirigeant sortant, Hassan Rohani, au bilan économique encore en demi-teinte. De l’autre, celui de l’ultraconservateur Ebrahim Raisi, qui se présente en défenseur des classes populaires.
Des partisans du candidat ultraconservateur Ebrahim Raisi, le 29 avril à Téhéran. Sur la banderole : «Mort aux Etats-Unis»
publié le 18 mai 2017 à 20h06

Derniers tracts, derniers slogans, derniers débats. Tard mercredi soir, à quelques heures de la fin de la campagne présidentielle iranienne, dont le scrutin se tient ce vendredi, les avenues de Téhéran bruissaient de discussions et de chants. «La semaine finie, Rohani sera parti», scandent les sympathisants d’Ebrahim Raisi, principal opposant au président sortant Hassan Rohani. «Rohani, Rohani, nous te soutenons», répondent ses soutiens. Courte, la campagne s’est intensifiée ces derniers jours, et les rassemblements, théoriquement interdits dans l’espace public, débordaient de plus en plus les permanences et salles de meeting pour envahir les rues de la capitale.

Lundi après-midi, dans un meeting pro-Rohani, près de l'université. Des voix se lèvent pour entonner Yare Dabestani Man («mon camarade»), que les plus jeunes militants n'avaient pas chanté en 2009, quand il était devenu un hymne de ralliement aux candidats réformateurs défaits par le président populiste et ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), et bientôt chant de défiance au pouvoir en place qui réprimait leurs aînés. «Mon camarade, tu es à mes côtés», reprennent les centaines de bouches, applaudissant à l'invitation des meneurs qui brassent l'air chaud et lourd. Le président sortant n'assiste pas à ce meeting. Deux jours plus tôt, il avait réuni 20 000 partisans dans le grand stade Azadi.

Violet et vert

La moiteur mélange hommes et femmes, chastement assis, tchadors et rossaris (voiles) colorés : Rohani a choisi le violet et le vert. Allusion directe à Mehdi Karroubi et Mir Hossein Moussavi, les deux leaders toujours assignés à résidence de ce qui fut le mouvement vert en 2009. «Ya Hossein ! Mir Hossein !» reprennent les militants, qui compriment soudain les quatorze siècles qui séparent le troisième imam chiite du malheureux candidat à la dixième présidentielle de la République islamique d'Iran. Violet et vert. Les deux couleurs s'enroulent autour du poignet de Nadjmeh. La Téhéranaise de 33 ans coupe des rubans dans un petit QG de campagne, quelques rues au-dessus du grand parc Laleh. Un canapé, quelques feuilles mais surtout des photos, tracts et programmes de Rohani meublent les deux pièces baignées par la chanson populaire Watanam («ma patrie»). Pour Nadjmeh, Rohani poursuit le chemin de Moussavi. Elle était très opposée au président Ahmadinejad, qui n'est pas dans la course mais dont elle voit les anciens conseillers entourer le candidat conservateur Raisi. «Ce qui m'a décidée, c'est l'économie. Sous Ahmadinejad, tous les prix avaient augmenté», dit-elle, à l'unisson de bien d'autres dans les deux camps.

Des partisans de Hassan Rohani à Téhéran, mardi. (Photo Ebrahim Noroozi. AP)

Mardi après-midi. Une rivière humaine converge vers la mosquée Mossala, la plus grande de Téhéran. Ebrahim Raisi y tient son dernier grand meeting devant 20 000, peut-être 30 000 personnes. L'immense salle et ses étages ne suffisent pas à contenir la foule qui se masse à l'extérieur devant l'écran géant. Femmes et hommes sont ici séparés. L'air est à couper au couteau. Pendant une heure, la salle transpirante se chauffe en attendant son candidat. Un drapeau du Hezbollah flotte, des mini-drones filment la foule vue d'en haut. Une affiche prophétise : «Quoi qu'en dise la BBC, toutes les voix iront à Raisi.»

Mohammad, 30 ans, est venu avec sa fille et sans illusion: «99 % des propos des candidats sont des mensonges, mais le plus important, c'est l'économie, la monnaie, le pouvoir d'achat.» Pour lui comme pour Ali Javanbar, un enseignant du Coran rencontré un peu plus loin, Raisi est le candidat des déshérités et fera forcément mieux, économiquement, que le président sortant.

La campagne s’est jouée sur cette partition : la vie quotidienne s’est-elle améliorée ces dernières années ? Rohani a sans doute gagné la paix en obtenant un accord sur le nucléaire iranien, le 14 juillet 2016, mais les Iraniens en ont-ils touché les dividendes ? Les appels du pied aux réformateurs pendant la campagnen’y feront rien. Le mandat du sortant est d’abord celui d’un conservateur pragmatique, obsédé par l’idée de sortir son pays du gouffre dans lequel il s’enfonçait, sous l’effet des politiques erratiques d’Ahmadinejad conjuguées aux sanctions internationales.

Lorsqu'on la rencontre dans la cour d'un café central de Téhéran, à l'abri du boucan de l'avenue, Roya souffle un grand coup : «Au moins, sous Rohani, on a eu le temps de réfléchir.» Si cette jeune Téhéranaise, qui a étudié à l'étranger, maintient qu'il faudra plus de quatre ans au Président pour relancer l'économie - elle y concourra en votant pour lui ce vendredi - Roya s'enthousiasme des premiers effets concrets de la levée des sanctions : de nouveaux avions pour les compagnies iraniennes, des prix qui arrêtent de grimper comme des feux d'artifice. Tout en précisant que le quotidien ne doit pas être le même pour les classes populaires que pour elle, issue de la classe moyenne supérieure.

Levée des sanctions

Sur le papier, les chiffres plaident plutôt pour Hassan Rohani. La Banque mondiale estime la croissance à 7,5 % au premier trimestre 2017, boostée par des exportations pétrolières revenue au niveau de 2012, et d'une inflation inférieure à 10 %, quand elle a parfois culminé à 40 % sous Ahmadinejad. «Toutes les couches de la société iranienne ont bénéficié des politiques de Rohani avec le retour de la stabilité économique. Si le gouvernement est reconduit, les habitants toucheront les dividendes», commente Shohab Rahimi, journaliste au quotidien iranien spécialisé le Monde de l'économie. Il ajoute deux bémols : la structure rentière de l'économie, comme au Venezuela, n'incite pas à la création d'emplois, laissant 40 % des jeunes au chômage. Et le retour de la prospérité est limité par l'activité bancaire encore embryonnaire entre l'Iran et le reste du monde, compliquant les investissements directs.

«D'un côté, les banques iraniennes doivent se mettre en conformité avec les régulations internationales. De l'autre, les banques européennes sont frileuses car elles craignent toujours des représailles de la part des Etats-Unis si elles commercent avec l'Iran», précise le juriste en droit international Reza Nasri, qui a conseillé l'équipe de négociation sur le nucléaire. BNP Paribas avait ainsi été condamné à une amende de plusieurs milliards d'euros aux Etas-Unis pour avoir violé, notamment, l'embargo iranien. Malgré la levée de plusieurs d'entre elles, l'enchevêtrement de sanctions multilatérales, bilatérales et de lois extraterritoriales rend extrêmement périlleux les montages juridiques.

Centre économique et conservateur, le grand bazar de Téhéran s’étend bien au-delà des allées bondées et couvertes d’un haut toit de tôle, jusqu’au sud de la capitale. A l’une des entrées principales, c’est Wall Street. Des hommes à casquettes hurlent des chiffres, kit main libre à l’oreille et carnets en main : ils achètent et vendent des devises pour la banque ou le bureau de change qu’ils représentent. Les offres commencent à 100 000 dollars, raconte l’un de ces traders de plein air.

Yahoub et Akbar travaillent depuis des années dans le bazar, secteur tapis.Ils sont à peu près d'accord : pour eux, la stagnation économique sous Rohani, mais aussi la diminution du pouvoir d'achat des Européens, expliquent la morosité de leur commerce. Il suffit de prononcer un nom pour que le consensus éclate : ce jour-là, la rumeur disait qu'Ahmadinejad apportait son soutien à Raisi, ce qui se révélera faux. «Raisi, c'est un vrai démagogue», glisse Yahoub, adossé à une pile de tapis. «Les efforts sous Ahmadinejad étaient palpables, on travaillait quand il était président», rétorque Akbar. L'ancien président avait transformé les subventions à l'énergie en aides directement versées aux citoyens, une mesure coûteuse et inflationniste, mais populaire chez les plus pauvres. Yahoub hésite à voter. Akbar, lui, n'en dira rien.

«Père spirituel»

Plus on s'éloigne du bazar par les avenues glissant vers le Sud, plus la pente est douce et les immeubles bas. Fondée au pied des montagnes, la capitale iranienne les a rongées au Nord et a dévoré la plaine au Sud. Au loin commence le désert du centre de pays, qui va jusqu'à Ispahan et Yazd. Mais d'abord, les autoroutes. Il faut enjamber une deux fois quatre voies cernée de chaque côté par deux autres voies, avant d'emprunter la route express qui conduit au district de Varamin, banlieue populaire à une soixante de kilomètre de Téhéran. L'ambiance est ici visiblement plus conservatrice. «Il y a très peu d'affiches de Rohani ici, vous voyez ?» observe le chauffeur de taxi en montrant les tapissés de propagande électorale. Quand il y en a du président sortant, elles sont presque toutes déchirées.

Le plus vieux café, paraît-il, de Varamin, est rempli d'hommes venus autant pour le thé que pour les bagues qui s'y monnaient. Installés sur une banquette, Omayoon et Mohammad Reza, 28 et 48 ans, racontent l'histoire tumultueuse de la ville, où le chah exila des nomades rebelles du Lorestan, au début du vingtième siècle. L'éleveur de mouton et le vendeur de cosmétiques ont choisi leur figure frondeuse : Ahmadinejad, leur «père spirituel», l'homme «courageux» qui a «défié le monde» alors qu'il «pèse 20 kilos». Quant à la stabilité économique de l'ère Rohani, ils affirment que les plus pauvres n'en ont pas vu la couleur et n'iront pas voter.

Sur leur conseil, on se rend à la mosquée du Vendredi, vaste bâtiment du XIVe siècle en briques ocres. Vide, car on est mercredi. A côté, une mosquée, très fréquentée pour la prière de la mi-journée, accueille une bibliothèque et un centre de formation. Deux jeunes femmes nous accueillent dans la salle souterraine éclairée aux néons. L'une est étudiante en psychologie, souriante et guillerette. Houri a 25 ans. L'autre est de dix ans son aînée. Elle s'est enveloppée dans un tchador après nous avoir invité à entrer, et refusera très poliment de donner son prénom. Appelons-la Zeinab. Toutes les deux sont bassij, une organisation à cheval entre les boy-scouts et la milice. Pendant une heure, elles nous ont parlé en totale franchise, donnant un éclairage rare sur l'un des piliers de la République islamique.

La discussion sur les activités caritatives de l'organisation dérive rapidement vers la situation de la région, notamment la guerre en Syrie. Houri dégaine fièrement un calendrier de poche. Dessus figure un portrait du général Ghassem Soleimani, responsable des opérations extérieures des puissants Gardiens de la révolution. A l'intérieur, des photos de «martyrs» s'affichent en face de chaque mois. Zeinab raconte que des habitants de Varamin sont morts au combat en Syrie. Elle pense notamment à «deux ou trois Afghans» partis là-bas.

Houri votera pour Raisi, candidat selon elle plus en faveur des défavorisés. Zeinab ne dira rien de ses préférences électorales, seulement que les bassijis ont permis à des habitants d’aller gratuitement au meeting de Raisi, tenu la veille. Elle respecte les deux candidats : «Ils sont tous les deux issus de milieux modestes.» Mais Zeinab avertit, presque fébrile : «Si les incidents de 2009 se répètent, on est prêt à empêcher les désordres.» Elle insiste : «Si, au second tour, une menace de fitna [«sédition», le nom donné par le régime aux troubles de 2009, ndlr] existe, les soldats inconnus de l’Imam caché [appellation poétique qui désigne les agents du ministère du Renseignement] l’empêcheront.» Puis, fermant les yeux : «Avec l’aide de Dieu, rien ne passera. Avec l’aide de Dieu et la conduite du Guide suprême, la fitna sera empêchée.»