La fatigue se lit sur leurs visages. Juan Mancias, chef de la tribu Esto'k Gna du Sud Texas, et Rebekah Hinojosa, leader de l'ONG locale Save RGV from LNG («Sauvez la vallée du Rio Grande du gaz naturel liquéfié»), ont parcouru des milliers de kilomètres jusqu'à Paris. Depuis plus d'une semaine, ils tentent d'interpeller les banques BNP Paribas et Société générale, impliquées dans des projets de construction de terminaux de gaz de schiste dans la Vallée du Rio Grande, près de la frontière mexicaine. «Les terminaux [le Texas LNG, le Rio Grande LNG et Annova LNG, ndlr] seront placés les uns à côté des autres, formant un seul complexe massif d'environ 714 hectares», décrit Rebekah Hinojosa, soit l'équivalent de 1020 terrains de foot.
BNP Paribas joue depuis août 2015 un rôle de conseiller financier dans le projet de Texas LNG. Et la Société générale, en association avec le cabinet Macquarie Capital, a récemment pris la place de la banque japonaise Sumitomo Mitsui dans le projet Rio Grande LNG. «Ces terminaux n'existent, pour l'instant, que sur le papier, rappelle Lucie Pinson, des Amis de la Terre. Mais c'est important de se mobiliser dès à présent car un retrait des banques françaises pourrait empêcher ces projets de voir le jour.»
L'enjeu est crucial. Alors que 195 Etats se sont engagés lors de l'accord de Paris, fin 2015, à limiter le réchauffement climatique «bien en deçà de 2°C», voire à 1,5°C, ces trois terminaux, qui se situeront en pleine réserve naturelle, auront un impact dévastateur pour le climat. «Contrairement à ce que la Société générale laisse entendre sur son site internet en incluant le gaz naturel liquéfié dans un paragraphe sur les énergies renouvelables, le GNL est un moteur du changement climatique et non une solution, explique Lucie Pinson. On ne conteste pas qu'à la combustion, une centrale à gaz émet deux fois moins de CO2 qu'une centrale à charbon. Mais si on prend en compte toute la chaîne de production, avec la transformation et le transport, on augmente l'intensité carbone de l'électricité produite au final.»
Au total, 60 terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié pourraient être construits aux Etats-Unis afin d'écouler la surproduction de gaz de schiste. Mais qui dit davantage de terminaux, dit davantage de fracturation hydraulique, une technique interdite en France car jugée néfaste pour l'environnement. Selon les ONG, la pollution de l'air et de l'eau engendrée par ses trois terminaux aura de multiples effets sur la santé, au sein d'une population composée à 93% de Latinos, et où 35% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Cette pollution menace également les milliers d'emplois de la région, dont l'économie repose en grande partie sur l'écotourisme et la pêche. Et ce, «alors que Donald Trump soutient l'idée d'exporter le gaz de schiste à l'étranger au nom de la relance de la croissance et de la création d'emplois», ironise Lucie Pinson.
«Nous avons des droits sur cette terre»
Les Amérindiens espéraient faire entendre leurs revendications lors des assemblées générales des banques françaises, à Paris, mardi et mercredi. Lors de celle de la Société générale, l'accueil a été glacial. «Cela s'est très mal passé. Nous avons été sifflés, on a entendu un "on s'en fiche", raconte Lucie Pinson. Je leur ai dit que je trouvais cela triste, et c'est un doux euphémisme, qu'ils ne soient même pas en mesure d'écouter une personne qui a fait des milliers de kilomètres pour témoigner des impacts des gaz de schiste sur sa tribu.» La Société générale affirme que son président, Lorenzo Bini Smaghi, a demandé le silence pour pouvoir écouter chacune des questions. Sur le projet en lui-même, la banque a de nouveau répondu qu'«être financier de projets [de gaz naturel liquéfié] n'est pas contraire à [ses] principes, voire même favorise la transition énergétique».
Pour se faire entendre, six activistes Amérindiens – dont certains de Standing Rock, engagés dans une lutte similaire au Dakota – et une trentaine de militants des Amis de la Terre et d'ANV-COP21 avaient déjà interpellé la banque lundi, en installant un faux pipeline au sein de l'une de ses agences. Mais les employés de l'établissement ont refusé de prendre la lettre de Juan Mancias. «Je voulais leur demander de stopper la consultation et au moins de demander un audit, en d'autres termes de faire de meilleures recherches préalables et de ne pas se contenter de ce que disent les entreprises dans lesquelles elles investissent. Ils doivent venir nous rendre visite, parler avec nous», explique le chef de tribu.
[ACTION] 35 activistes montent un pipeline ds 1 @SocieteGenerale et dénoncent Projets #gazdeschiste USA soutenus par la banque #RockYourBank pic.twitter.com/5Q8L39URTs
— Les Amis de la Terre FR (@amisdelaterre) May 22, 2017
Car ces terminaux menacent directement les communautés amérindiennes. «Ces sites ont une importance historique et archéologique. Ils sont sacrés, il y a des tombes sur place, décrit Lucie Pinson. La tribu de Juan n'a même pas été consultée.» «Ils ne veulent pas admettre que nous sommes vivants, ils continuent à dire que nous n'existons pas, que nous sommes éteints, que nous n'avons droit à rien. Mais nous avons des droits sur cette terre, car nos ancêtres y sont enterrés et nous ne sommes allés nulle part, nous existons toujours. Rien n'a changé, le nettoyage ethnique perdure toujours au Texas, et dans l'ensemble des Etats-Unis», témoigne Juan Mancias, qui se bat depuis une dizaine d'années pour la reconnaissance de son peuple.
Contactée par Libération au sujet de son implication dans le projet Rio Grande LNG, la Société générale dit avoir rencontré «des représentants des communautés locales pour mieux comprendre leurs préoccupations vis-à-vis de ce projet et utilisera les informations qu'ils ont fournies pour nourrir son évaluation du projet». De son côté, le directeur général de BNP Paribas, Jean-Laurent Bonnafé, interpellé mardi par les Amis de la Terre lors de l'assemblée générale, a assuré que la banque était en train «d'évaluer ces projets». «D'ici la fin de l'année, nous aurons des procédures», a-t-il déclaré. Et d'ajouter : «Nous n'avons pas d'intérêt à accompagner des investissements qui, du point de vue du climat, ne sont pas convenables.» Joint par Libération, BNP Paribas n'a pas souhaité faire de commentaire sur son implication dans le Texas LNG.
Tirer les enseignements du Dakota Access Pipeline
Ces manifestations interviennent dans un cadre plus vaste de lutte contre les énergies fossiles, à l’image du combat contre la construction du Dakota Access Pipeline (DAPL). Long de 1885 kilomètres, cet oléoduc doit transporter du pétrole des grandes plaines du Nord jusqu’à l’Illinois. Et menace de polluer la rivière Missouri, dont dépend la réserve Sioux de Standing Rock. Pendant des mois, ces derniers avaient lutté contre le DAPL, devenant des figures du mouvement écologiste aux Etats-Unis. Si Barack Obama avait suspendu le projet début décembre 2016, la nouvelle administration Trump l’avait finalement relancé en février.
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Plusieurs banques françaises avaient là encore participé au financement du projet. BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale et Naxitis faisaient partie des 17 banques à avoir versé 120 millions de dollars chacune (107 millions d'euros) dans un prêt général de 2,5 milliards de dollars. A l'exception de la Société générale, toutes ont également participé au projet via des financements indirects d'entreprises. Face à l'ampleur de la contestation, les banques ont finalement fait marche arrière. Le 25 mars, le Crédit agricole s'est engagé à ne plus accorder de nouveaux soutiens financiers à ce projet. Le 5 avril, BNP Paribas annonçait, elle, avoir vendu sa part.
S'il est désormais trop tard pour stopper le Dakota Acces Pipeline, les ONG demandent aux banques de ne plus aider à financer de nouveaux pipelines aux Etats-Unis. En première ligne : le Keystone XL. Cet oléoduc de 1900 kilomètres doit transporter le pétrole extrait des sables bitumineux de l'Alberta, dans l'ouest du Canada, jusqu'au Nebraska. Stoppé par l'administration Obama en 2015, il a lui aussi été relancé le 24 mars par Donald Trump. La banque assure «ne pas financer» le Keystone. Mais les Amis de la Terre craignent un financement indirect, via l'entreprise TransCanada, opérateur du projet, qui a déjà obtenu le permis de construire.
Concernant le respect des droits des peuples autochtones, la Société générale a indiqué à Libération qu'elle prendra en compte «les enseignements tirés du Dakota Access Pipeline», en s'appuyant sur les recommandations du cabinet d'expertise indépendant Foley Hoag LLP, «dans son examen des projets présentant des problématiques similaires». De son côté, le Crédit agricole a adressé lundi, avec dix autres banques dont la Société générale, une lettre à l'Association des principes de l'Equateur (une liste de dix principes qui engagent les banques signataires à prendre en compte des critères sociaux, humains et environnementaux dans le financement de projets). L'idée ? Exiger que toute nouvelle infrastructure reçoive l'accord «libre, préalable et éclairé» des peuples autochtones concernés. Y compris dans les pays développés, et pas seulement dans les pays en développement comme c'est le cas aujourd'hui. Une mesure qui mettra du temps à être adoptée.
«Pourquoi attendre ? s'interroge Lucie Pinson. Les banques pourraient prendre dès maintenant cet engagement de façon unilatérale». Juan Mancias et Rebekah Hinojosa ont quitté Paris ce jeudi. «Je m'inquiète des conséquences de ce voyage, car à chaque fois que nous faisons des choses comme ça, nous devons en payer le prix, confesse Juan Mancias. J'ai peur de perdre ma terre à mon retour à cause de cela. Nous avons affaire à des banquiers, ils ne se soucient pas de nous.»