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Littoral

Attaques de requins : sur les dents

Chaque année, un peu moins d’une centaine d’attaques de requins sont enregistrées dans le monde. De l’Australie à la Californie en passant par l’île de la Réunion, les autorités sont confrontées à un dilemme : sécuriser les plages sans nuire à la survie des espèces.
Le requin-bouledogue est l’une des cinq espèces qui peuvent être dangereuses pour l’homme. (Photo Gérard Soury. Biosphoto)
publié le 18 juin 2017 à 18h41

«Les requins, ça suffit !» En ce début du mois de mai, des dizaines de mères de familles, tout de rose vêtues, sont venues exprimer leur colère sur la plage de l'Ermitage, sur l'île de la Réunion. Toutes craignent pour la vie de leurs enfants. Après le décès, le 29 avril, d'un body-boarder chevronné de 28 ans, mordu à la cuisse par un requin, la tension sur l'île est palpable. Il s'agit de la deuxième attaque mortelle en deux mois, la neuvième depuis 2011. Cette «crise requins» empoisonne l'île de l'ouest de l'océan Indien depuis maintenant six ans. La Réunion n'est pas la seule zone touchée par les attaques de squales, dont seulement cinq espèces sur les 465 recensées sont réputées dangereuses pour l'homme, requin-bouledogue et requin-tigre en tête. Les Etats-Unis, l'Afrique du Sud, le Brésil, les Bahamas ou encore l'Australie doivent faire face au même défi. Le 18 avril, une surfeuse de 17 ans perdait elle aussi la vie sur la plage de Wylie Bay, en Australie occidentale.

Très médiatisées, les attaques mortelles de requins n'en restent pas moins un phénomène rare. En 2016, l'université de Floride, qui recueille les statistiques sur le sujet depuis 1958, a enregistré 81 attaques dans le monde, dont quatre mortelles, deux en Australie et deux en Nouvelle-Calédonie. C'est moins qu'en 2015, où il y avait eu 98 attaques dont six mortelles, un record. «A titre de comparaison, les méduses provoquent 50 décès par an, les hippopotames 500, les crocodiles 1 000 et les serpents 50 000», relativise Robert Calcagno, directeur de l'institut océanographique de Monaco. Le film les Dents de la mer, sorti en 1975, a contribué à installer durablement dans les esprits l'image du requin «mangeur d'hommes».

«Curiosité»

Pourtant, le régime alimentaire du requin se compose essentiellement d'autres poissons. «Les hommes sont des cibles mais pas des proies. Les requins ne se nourrissent pas de notre chair, explique Marc Soria, chercheur à l'institut de recherche pour le développement (IRD) et coordonnateur à la Réunion du programme Charc (Connaissance de l'écologie et de l'habitat de deux espèces de requins côtiers sur la côte ouest de la Réunion), qui s'est achevé en 2015. Mais on sait par exemple, grâce aux études sur le comportement animal, qu'ils peuvent être plus agressifs pendant les périodes de reproduction ou en cas de manque de nourriture.» Cela peut être une «erreur d'identification» des requins, voire de la «curiosité», ajoute Blake Chapman, chercheuse à l'Université du Queensland et auteure, avec Daryl McPhee, d'une étude publiée fin 2016 sur «les facteurs sous-jacents de la fréquence accrue des morsures non provoquées de requins». «Le nombre d'attaques mortelles par an dans le monde est relativement stable au cours des dernières décennies, ce qui ne doit pas cacher des disparités importantes au niveau local», explique Robert Calcagno. A la Réunion notamment, 21 attaques ont été enregistrées depuis 2011, dont neuf mortelles. «Tout le monde dit qu'il y a sur l'île une augmentation des attaques mais ce n'est pas vrai. Les données montrent qu'il n'y en a pas plus que la décennie précédente, assure Marc Soria. Le problème de la Réunion, c'est qu'elles se sont particulièrement localisées depuis 2011 dans la zone balnéaire de la côte ouest.»

Cyclones

Pour les scientifiques, ces attaques sont avant tout le résultat d'une équation simple : la hausse de la population mondiale, accompagnée du développement des activités nautiques, surf en tête, accroît naturellement les possibilités d'interaction entre l'homme et l'animal. «Avec l'augmentation des températures de l'air, causée par le changement climatique, les gens passent également plus de temps à la plage et dans l'eau, menant à une augmentation des interactions entre les requins et les humains», ajoute Blake Chapman. La destruction ou la modification de l'habitat des requins est également pointée du doigt. Au Brésil, la construction à la fin des années 70 du port de Suape à Recife, capitale de l'Etat du Pernambouc, a modifié l'habitat naturel des squales, les obligeant à se rapprocher des plages. La preuve en chiffres : alors qu'elles étaient quasi inexistantes avant la construction du port, entre 1992 et 2012, 56 attaques ont été enregistrées, dont 21 mortelles. Plus inquiétant, le changement climatique pourrait, selon certains experts, lui aussi jouer un rôle. La hausse des températures de l'eau et la multiplication des événements climatiques extrêmes, comme les cyclones ou les tornades, auraient dès lors un impact sur le comportement et les mouvements des requins. «Certaines espèces ou populations vont s'approcher plus près des côtes. D'autres vont tout simplement échouer à suivre les schémas normaux de migration, restant anormalement à un endroit pendant des périodes prolongées. D'autres encore peuvent passer plus de temps à la surface ou à plus grande profondeur. Cela dépend des régions et de la façon dont leurs proies, elles aussi, se comportent», décrit Blake Chapman.

Même constat pour Chris Lowe, directeur du Shark Lab de la California State University. «Alors que ce sont des migrateurs, nous avons vu des requins apparaître dans des endroits où ils ne vont pas normalement et y rester.» Le changement climatique aggrave également le phénomène naturel El Niño, qui se produit tous les cinq à sept ans et qui est marqué par un réchauffement des eaux du Pacifique. Coïncidence ? Les dernières années où il y a eu le plus d'attaques de requins dans le monde correspondent aux années 2009-2010 et 2015-2016, marquées par deux épisodes El Niño particulièrement forts.

Pour lutter contre les attaques, les autorités locales adoptent tout un panel de mesures, plus ou moins efficaces. «L'information, la surveillance et l'alerte doivent être la clé du système», estime Robert Calcagno. Généralement, les régions concernées ont mis en place un double dispositif de guetteurs, qui surveillent les eaux et donnent l'alerte depuis la plage, complétés par des «vigies requins» présentes dans l'eau. L'Afrique du Sud, l'Australie ou encore la Réunion expérimentent depuis peu l'utilisation de drones pour repérer plus facilement la présence de requins. A la Réunion, la préfecture peine à résoudre sa «crise requins». Après s'être résolues en 2013 à interdire par arrêté préfectoral la baignade et les activités nautiques sur la majeure partie du littoral, les autorités locales ont installé fin 2015 une première barrière antirequins de 700 mètres tout au long de la plage de Boucan Canot, suivie d'une seconde installation sur le spot des Roches noires. Un dispositif coûteux (4 millions d'euros) et qui nécessite une inspection quotidienne. A cela s'ajoute, depuis le 10 mars, le renforcement de la pêche ciblée des requins sur la côte ouest. Malgré ces mesures de protection, deux body-boarders sont morts cette année à la suite de morsures. Le premier à Saint-André, sur la côte est de la Réunion, le second sur le spot de la Pointe au sel, côté ouest. Deux zones concernées par l'arrêté préfectoral de 2013.

La «crise requins» n'en finit plus de diviser l'île. D'un côté, certaines associations d'usagers de la mer et proches de victimes réclament la levée de l'interdiction de la commercialisation de la chair de requins, interdite depuis 1999 face aux risques de transmission de la ciguatera, maladie causée par des toxines qu'elle contient. Ils exigent aussi la fermeture de la réserve naturelle marine créée en 2007, accusée d'attirer les squales près des côtes. «Ne tolérant plus l'inertie de la réserve marine», la région a d'ailleurs annoncé début mars le retrait des 230 000 euros d'aides qui lui étaient initialement alloués, soit 30 % de son budget, pour financer les outils de gestion de la crise requins.

De l'autre côté, associations de protection de l'environnement et scientifiques appellent à poursuivre les études sur le comportement des squales afin de mieux prévenir les attaques. «Nous avons été un peu écartés car on n'a pas de solution à proposer dans l'urgence, regrette Marc Soria. Les mesures de protection des usagers ne relèvent pas de la responsabilité des chercheurs. Notre rôle est de fournir des données scientifiques qui serviront par la suite à la prise de décision des pouvoirs publics.» En visite le 25 mars sur l'île, le candidat Macron s'est dit favorable à rouvrir «le sujet de la commercialisation et de la chasse».

Liste rouge

En Australie, ce n'est pas une barrière mais des filets et des drumlines (des lignes avec un hameçon), que l'Etat du Queensland a installés. Problème : en plus d'attraper et de tuer des requins, d'autres espèces marines sont piégées dans ces filets, parmi lesquelles des dauphins, des raies et des tortues. La pêche ciblée est également une méthode largement utilisée dans le monde entier après une attaque pour trouver le requin responsable. Des mesures controversées car, comme le relève Blake Chapman, «rien ne prouve que réduire la population de requins contribue réellement à diminuer le nombre de morsures». Déjà victimes de la destruction de leur habitat, de la surpêche et du shark finning (le commerce de leurs ailerons), 74 espèces de requins sur les 465 répertoriées sont menacées d'extinction, selon une étude de l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), publiée en 2014. Au total, 100 millions de requins sont tués chaque année par l'homme, selon une étude de Boris Worm, publiée en juillet 2013 au Canada pour la Dalhousie University. Le requin-bouledogue et le requin-tigre figurent dans la catégorie «quasi menacée» de la liste rouge de l'organisation. «Les requins sont très utiles à la préservation des océans et à leur équilibre, rappelle Robert Calcagno. Ce sont des alpha-prédateurs, ils sont tout en haut des réseaux trophiques de la chaîne alimentaire des océans. Ils mangent les poissons qui sont en surpopulation et ceux qui sont malades, évitant ainsi le développement d'épidémies.»