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Libération
Reportage

A Istanbul, des dizaines de milliers d'opposants à l'arrivée de la marche pour la justice

Ce dimanche, le leader du principal parti d'opposition, le CHP, est entré à pied dans Istanbul. Il avait quitté Ankara le 15 juin.
Le leader du principal parti de l'opposition turque (CHP) Kemal Kilicdaroglu lors d'un rassemblement à Istanbul 9 juillet 2017, pour marquer la fin de sa marche de 450 kilomètres pour la justice depuis Ankara. Photo Gurcan Ozturk. (AFP)
publié le 10 juillet 2017 à 7h12

La comparaison est dans toutes les bouches. Dans la foule déjà nombreuse, rassemblée dès dimanche matin dans le quartier de Maltepe (rive asiatique d'Istanbul), on ne s'en lasse pas : «Il a fait mieux que Gandhi.» Et pour cause, si en 1930 le Mahatma avait parcouru plus de 300 kilomètres pour arracher l'indépendance de l'Inde au cours de sa Marche du sel, Kemal Kiliçdaroglu, 69 ans, a mis la barre un peu plus haut. En vingt-cinq jours, le leader du Parti républicain du peuple (CHP), principale force d'opposition de Turquie, a avalé à vive allure les 430 kilomètres qui séparent Ankara, la capitale, d'Istanbul.

Un véritable chemin de croix sur l'asphalte brûlant d'Anatolie, initié le 15 juin, au lendemain de la condamnation à vingt-cinq ans de prison d'Enis Berberoglu, député du CHP. L'homme est accusé «d'espionnage» pour avoir fourni au quotidien d'opposition Cumhuriyet des vidéos prouvant des livraisons d'armes à des groupes islamistes syriens par la Turquie. «Nous n'accepterons jamais cela», avait alors promis Kemal Kiliçdaroglu, avant de prendre la route.

Droit, loi, justice

Ce dimanche, comme durant les jours de marche, les drapeaux de partis politiques ne sont pas les bienvenus. Le mouvement se veut non-partisan, évitant ainsi de faire apparaître les forts clivages au sein de l'opposition au président Recep Tayyip Erdogan. Un seul slogan donc : «Hak, Hukkuk, Adalet» (droit, loi, justice, en turc). Et pour cause, «dans la Turquie d'aujourd'hui, le mot de "justice" devrait être enlevé du dictionnaire», soupire Sükrü Küçüksahin, ancienne plume du quotidien Hürriyet, renvoyé en 2015 pour ses prises de paroles contre le pouvoir.

«Il y a plus de 150 000 fonctionnaires qui ont été limogés depuis la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016, notamment accusées d'être liées à Feto [l'acronyme pour désigner les membres de l'organisation de Fethullah Gülen, imam en exil accusé par Ankara d'être le cerveau du putsch manqué, ndlr]», dénonce Memgücek Gazi Citrik. Robe d'avocat sur le dos, malgré la chaleur écrasante, cet ancien président du barreau d'Adana a rejoint le cortège ce week-end pour défendre sa profession. «5000 juges ont été renvoyés», déplore-t-il. Et d'ajouter : «Sous couvert de lutte contre le terrorisme, le gouvernement nettoie le système judiciaire pour y installer des fidèles.»

Pari gagné

Un temps railleur face à la marche et ses débuts balbutiants, l'exécutif turc - qui n'a pas interdit le cortège - a très vite durci ses critiques. Le président Erdogan et son Premier ministre ont ainsi régulièrement accusé les marcheurs de collusion avec le mouvement Feto ou les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Dans leurs éditions dominicales, les journaux conservateurs prenaient le relais. Le très virulent Aksam dénonçait ainsi «une marche pour la justice main dans la main avec les terroristes».

Pas de quoi décourager les participants qui arrivent par dizaine de milliers à Maltepe. Bien des heures avant l'arrivée de Kemal Kiliçdaroglu sur scène, une marée de drapeaux turcs a déjà inondé la vaste esplanade. Dans les rangs du CHP, certains élus se prennent à rêver : «On espère plus d'un million de participants.» Il faut dire que les attentes sont importantes : c'est le premier rassemblement d'ampleur depuis la très contestée victoire d'Erdogan au référendum d'avril. Le CHP, critiqué pour son manque d'initiative au lendemain du scrutin, semble en passe de gagner son pari. «Des gens de partis politiques différents ont participé ou envoyé des messages de soutien. Les organisations de la société civile étaient également à nos côtés. C'est un tableau assez large de Turquie qui est dans la rue», expliquait la veille à Libération Kemal Kiliçdaroglu.

Mollets noircis par le soleil

En reléguant sa traditionnelle défense l'une laïcité stricte - cheval de bataille historique des kémalistes - au profit de la lutte pour la justice, le CHP ouvre la porte à un possible rassemblement de l'opposition. Premier signe, la présence ce dimanche à Maltepe de plusieurs élus du Parti de la démocratie des peuples (HDP). Un parti de gauche, prokurde, en première ligne des purges du pouvoir turc : onze de ses députés et des milliers de ses membres ont été arrêtés.

Dès lundi, une nouvelle bataille devrait commencer pour Kemal Kiliçdaroglu. «Son parti, vu comme vieux et un peu dépassé par rapport à l'AKP, commence à renouer avec l'activisme, la vraie politique. Mais ce sera un véritable défi de protéger et renforcer l'énergie soulevée par cette marche», commente Sinan Ülgen, président du Center for Economics and Foreign Policy. Ereinté, le cou et l'arrière des mollets noircis par le soleil, Ufuk, marcheur de la première heure, veut rester lucide: «Le but de cette marche c'était surtout de montrer à ceux qui restent chez eux, qui ont peur d'être arrêtés, peur de s'exprimer, que l'on existe. Pas sûr que cela prenne demain, mais ce mouvement, on ne l'oubliera pas.»