Une vache est étendue par terre, agonisante. Elle bloque en partie le petit chemin qui mène à l'extérieur du village. Des enfants l'entourent, attentifs aux gestes de son vieux propriétaire (et chef des lieux), qui l'ausculte. «Elle a été touchée aux deux pattes arrière par une rafale de kalachnikov, explique-t-il. Elle ne se relèvera pas. Si un camion passe par ici, il pourra l'emmener à l'abattoir. Sinon, on la tuera et on partagera sa viande.» Il y a peu de chances qu'un véhicule rejoigne ce petit village perdu, à l'écart de la piste de terre et de rocailles qui traverse le nord du comté de Samburu. En ce moment, mieux vaut éviter la région, où les affrontements sont de plus en plus fréquents. Ici, les vols de bétail sont traditionnels - pour prouver sa valeur, il est bien vu qu'un homme prêt à se marier pille le village voisin. Mais avec la sécheresse qui sévit actuellement en Afrique de l'Est, les bêtes meurent de soif. Les villageois n'ont qu'une solution pour les remplacer : s'emparer de celles des ethnies rivales.
C'est ce qui est arrivé la veille. Vers 6 heures du matin, des dizaines d'hommes armés ont envahi les lieux. Ils ont ouvert le feu sur les huttes de toile et de branchages. Deux villageois sont morts et quatre autres ont été blessés. Mais c'est presque un détail aux yeux de Lopong Kapua, le chef. Toujours penché au-dessus de la vache blessée, il pleure les 800 bêtes qui ont été dérobées, la quasi-totalité du cheptel. Seuls demeurent quelques dromadaires, et des veaux qui mourront probablement au cours des prochains jours, faute de lait maternel. Le travail de toute une vie est ruiné. 800 bêtes représentent environ 24 millions de shillings kenyans (près de 220 000 euros), une fortune pour ces nomades. «Nos vaches, ce sont nos économies, explique le chef. Nous n'avons pas de compte en banque, pas d'argent liquide. Quand nous avons de l'argent, nous achetons un veau, et quand nous en avons besoin, nous vendons une vache. Il ne nous reste rien.»
Voilà quelques semaines qu'ils avaient élu domicile dans ce coin aride de la vallée du Rift. A leur arrivée, il restait un peu d'herbe pour les animaux mais à présent, il n'y a plus de sources d'eau à plusieurs kilomètres à la ronde : les réserves de tout le nord du Kenya s'assèchent. «Je ne sais pas comment on va faire pour manger», s'inquiète une femme venue demander conseil. Le chef n'a pas de réponse à lui donner. Ni le gouvernement ni les ONG ne mettent les pieds dans les environs. La famine n'a pas été déclarée au Kenya, mais dans ces régions du nord, 3 millions de personnes ne mangent pas à leur faim.
«Ils veulent qu’on parte»
L’économie du pays repose grandement sur l’agriculture, elle-même dépendante de la pluie. Faute de récoltes suffisantes l’an passé, le prix des matières premières a explosé. Beaucoup de foyers ne peuvent plus s’offrir la farine de maïs destinée à fabriquer l’ugali, le plat national, sorte de purée très compacte dégustée avec des plats en sauce. Au mois d’avril, les prix de la nourriture avaient en moyenne augmenté de 21 % par rapport à 2016. Le gouvernement a bien tenté d’approvisionner le pays grâce à des rations d’urgence importées du Mexique et d’Ouganda, mais la lente distribution ne répond pas aux besoins des habitants. Face à l’ampleur de la crise, de très nombreux éleveurs ont décidé de migrer plus au sud pour tenter de sauver leur bétail. Depuis plusieurs mois maintenant, ils envahissent les ranchs de Laikipia, la région voisine. Les propriétés font plusieurs milliers d’hectares et ont la réputation d’être des réservoirs d’eau. Des caravanes emmènent donc les bêtes par centaines, suivies d’un ou plusieurs hommes armés, dans ce que les nomades imaginent être de verts pâturages. Une invasion des terres privées qui tourne de plus en plus mal.
Début mars, Tristan Voorspuy, un propriétaire britannique, part à la rencontre des nomades entrés chez lui, monté sur un cheval blanc, pour signifier qu'il vient en paix, sans armes. Peine perdue, le cavalier et sa monture sont tués par balles, et plusieurs maisons du ranch incendiées. Ce n'est pas un cas isolé : quelques mois auparavant, un autre propriétaire, John Wachira Mwai, était gravement blessé. De nombreux ranchs sont attaqués, leurs propriétaires doivent souvent fuir et déplacer les troupeaux pour ne pas être pillés. Après s'être fait dérober une centaine de vaches, Maria Dodds a elle aussi déplacé son cheptel. «Mais je suis obligée de rester chez moi, si je pars, ils envahiront totalement mon terrain et se l'approprieront», se plaint-elle. Depuis des mois, sa maison située au bord d'un lac est la cible de tirs. «Ils se cachent sur l'autre rive et nous visent. Ils veulent qu'on parte», assure la propriétaire.
Face aux attaques, le gouvernement s'est enfin décidé à agir. La région de Laikipia est touristique, et les grands propriétaires terriens ont une voix qui porte plus loin que celle des peuples pastoraux du Nord. La police avait été envoyée dans un premier temps, mais les hommes ne sont pas assez nombreux pour protéger toute la région. C'est donc l'armée qui intervient désormais, en employant la manière forte. Le 27 mars, plusieurs centaines de vaches appartenant à des éleveurs venus de la région de Samburu ont été abattues. Mais l'Etat nie l'attaque. «Ce sont des bandits qui ont tué ces vaches, pas les autorités», jure Joseph Boinnet, inspecteur général de la police. Pourtant, certains propriétaires reconnaissent anonymement que les forces de sécurité ont bien effectué l'attaque, et l'approuvent : «Les bandits se cachent au milieu de leurs bêtes et nous tirent dessus. Abattre les vaches, c'est les empêcher de se planquer.»
680 000 armes illégales
Les violences commises par les éleveurs ne seraient pas dues qu'à la faim. Des témoins ont vu des hommes pénétrer à l'intérieur du ranch de Tristan Voorspuy vêtus de tee-shirts arborant le slogan #TeamLempurkel, un hashtag censé centraliser les soutiens du député local, Matthew Lempurkel, en lice pour les prochaines élections, arrêté par la police pour incitation au meurtre, puis relâché sous caution. Un propriétaire de ranch se rappelle de ses discours : «Il incitait les éleveurs à pénétrer dans les propriétés, à récupérer les terres prétendument volées par les colons. Il leur disait que cachés derrière leurs animaux, rien ne pouvait leur arriver.» Depuis, il a été relaxé par la justice faute de preuves, mais la réputation des politiques locaux demeure mauvaise.
A quelques heures de voiture vers le nord, les discours sont encore plus explicites. Lors d'un meeting fin mars, Alois Lentoimaga, député de Samburu-Nord, se vantait de procurer des fusils aux paysans. Dans cette région, les tribus pastorales ont le droit de s'armer, officiellement pour se défendre. Le fusil doit être enregistré auprès des autorités, mais le marché noir permet d'en acquérir un bien plus rapidement. Ce sont 680 000 armes illégales qui circuleraient au Kenya, des kalachnikovs issues notamment des conflits sud-soudanais et somalien. C'est ainsi que Ltaapua Lolpirdai a obtenu la sienne : 800 dollars (700 euros)et le tour était joué. Depuis, il se lève chaque matin pour escorter les troupeaux vers les derniers pâturages, en compagnie d'autres «morans», les guerriers du village. Attaqués à plusieurs reprises ces dernières semaines, ils se sont fait voler des centaines de bêtes. «Si on arrive à mobiliser plusieurs villages samburus, on s'unira et on pourra attaquer nous aussi pour récupérer nos animaux. Les anciens en discutent, mais on n'a pas leur accord pour l'instant. On ira peut-être sans leur dire», confie le guerrier. De quoi prolonger la spirale de violences. Le gouvernement tablait sur une accalmie grâce à la saison des pluies, mais il y a eu très peu d'averses au cours des deux derniers mois et la région peinera à se régénérer. Pis, la crise alimentaire et les violences risquent d'empirer, attisées par l'approche de l'élection présidentielle, au mois d'août. Chaque ethnie soutient un parti différent. Une préférence que l'on n'hésite pas à affirmer par la force.