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Mafia

’Ndrangheta : la Pieuvre continue de faire couler l’encre et le sang

Avec 1 000 gendarmes mobilisés, 116 personnes interpellées et 21 communes visées, l’ampleur du coup de filet mené le 4 juillet contre la mafia calabraise met en évidence la puissance de cette organisation.
Le village de San Luca, berceau de la mafia calabraise. (Photo Reuters)
par Eric Jozsef, Rome, de notre correspondant
publié le 12 juillet 2017 à 19h56

«L'Etat, ici, c'est moi.» Et avant lui, c'était son père Ringo et avant cela son grand-père Giuseppe Morabito, surnommé, «U tiradrittu» (celui qui tire droit), officiellement garde forestier mais qui, en réalité, était, jusque dans les années 80, le grand boss local de la 'Ndrangheta sur le territoire d'Africo, une petite commune à proximité de Reggio de Calabre. Placé sur écoute, Giuseppe Morabito, 38 ans, le petit-fils qui porte le même nom que son aïeul, a finalement facilité le vaste coup de filet qui a permis l'arrestation, la semaine dernière, de 116 personnes et la mise sous enquête de 291 suspects. Pour l'occasion, plus de mille carabiniers ont été déployés dans 21 communes de la région, plantées au pied du massif de l'Aspromonte ou situées le long de la côte de la mer Ionienne : «Nous avons frappé les chefs des familles les plus importantes, tous les dirigeants. Nous n'avons pas pris les seconds couteaux», s'est félicité le procureur Federico Cafiero de Raho à l'issue de cette opération spectaculaire contre la mafia calabraise, désormais autrement plus puissante que ces cousines de Sicile, de Naples ou des Pouilles.

«Vases communicants»

«La 'Ndrangheta règne sur le commerce de la drogue, elle a le monopole de la cocaïne, rappelle l'universitaire, spécialiste du crime organisé et ancien député communiste Enzo Ciconte. La mafia calabraise s'est emparée de ce secteur aux dépens de Cosa Nostra quand celle-ci a attaqué l'Etat au début des années 90.»

A l'époque, les Corléonais de Toto Riina défient directement, à coups de bombes et d'assassinats, les institutions italiennes pour obtenir un allégement des peines carcérales et une révision des lois antimafia. Mais l'Etat ne cède pas et accentue au contraire la répression contre les clans siciliens, après les attentats de 1992 contre les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. «C'est comme un système de vases communicants, quand une organisation est en difficulté, automatiquement une autre prend le relais, analyse le journaliste et expert Francesco La Licata. C'est ce qu'il s'est produit entre la mafia sicilienne et la Santa [nom de code de la 'Ndrangheta, ndlr], avec la particularité que cette dernière est beaucoup plus internationalisée et entrepreneuriale.» Depuis des décennies, l'argent des activités illicites est ainsi soigneusement réinvesti.

A commencer par celui des enlèvements d'industriels ou d'enfants de bonne famille qui avaient été, dans les années 60 et 70, une sorte de ticket d'entrée des Calabrais, plutôt ruraux, dans le bain de la criminalité organisée à grande échelle. Sollicités par la Pieuvre sicilienne qui souhaitait leur sous-traiter des chantiers publics, les clans basés de l'autre côté du détroit de Messine s'étaient trouvés démunis, sans les fonds nécessaires pour acheter les pelleteuses et autres engins de construction. Les capobastoni, petits parrains locaux, décident alors de se financer en kidnappant de riches victimes : au total on recensera, jusqu'en 1991, 147 enlèvements.

Exemple fameux, celui du jeune John Paul Getty III, héritier du magnat du pétrole. Enlevé en 1973 dans le centre de Rome, séquestré pendant cinq mois dans les entrailles de l’Aspromonte, il est finalement rendu, une oreille coupée, à ses parents contre une rançon de près de deux milliards de lires.

Extorsion

Avec le pactole des rapts, les familles calabraises montent en gamme, recyclent l'argent, investissent dans le bâtiment, l'hôtellerie et les villages touristiques. L'un d'eux, situé sur la côte ionienne, sera localement désigné comme le «village Getty». Surtout, l'argent permet aux familles, y compris celles du petit bourg de San Luca (le Corleone calabrais), de se lancer sur le marché de la drogue en dialoguant directement avec les cartels sud-américains : «Une fois entrée dans le secteur de la drogue, beaucoup plus rentable, [la mafia calabraise] a abandonné le business des enlèvements, résume Enzo Ciconte. Puis, pour blanchir l'argent, elle a investi dans tous les secteurs industriels et commerciaux. Et pas seulement dans le Mezzogiorno. La 'Ndrangheta est présente sur tous les continents où elle s'est intégrée au milieu des communautés italiennes. Elle est très active en particulier dans l'immobilier et la restauration.» C'est ce que découvrirent, stupéfaites, les autorités allemandes le 15 août 2007, lorsque les clans Nirta et Strangio réglèrent leurs comptes à une autre 'ndrine (petite famille) de San Luca, les Pelle-Vottari, en abattant six personnes devant la pizzeria Da Bruno à Duisburg.

«Nous sommes face à la présence significative de la 'Ndrangheta dans tous les secteurs névralgiques de la politique, de l'administration publique et de l'économie»,alerte la Direction nationale antimafia dans son dernier rapport. Cet organe du parquet général près la Cour de cassation italienne y précise que l'enrichissement des Calabrais ne passe plus seulement par «les activités traditionnelles du trafic de stupéfiants et par le racket, mais aussi par l'accaparement, à travers des prête-noms ou des entrepreneurs complices, d'importants fonds publics, à tous les niveaux, communal, régional, national et européen».

Extorsions, gestion des déchets, des égouts, de la voirie, «taxe» de 10 % sur la plupart des marchés publics et même détournement des subventions pour l’accueil des migrants (le clan Arena de Crotone aurait ainsi récupéré plus de 30 millions d’euros en dix ans) : la Santa est sur tous les fronts. Du chantier de construction d’un nouveau palais de justice à Locri à celui d’une auberge de jeunesse installée dans une villa précédemment saisie aux boss locaux.

2,5 % du PIB italien

«Cinq mille euros d'ici deux jours, sinon je ne réponds plus de mes actes»,réclame, dans une écoute, Giuseppe Morabito, à un entrepreneur calabrais, témoignant qu'il veut imposer sa loi «depuis l'Australie jusqu'à Africo». En passant par le nord de l'Italie, où les enquêtes judiciaires se multiplient. Loin de leurs terres d'origine, les familles calabraises auraient notamment tenté de mettre la main sur le chantier de l'Exposition universelle de 2015 à Milan ou de s'immiscer dans le chantier de la LGV Lyon-Turin.

«La 'Ndrangeta est solidement installée dans le nord de la péninsule», confirme la journaliste Rossella Canadè, auteure d'un livre intitulé Fuoco criminale, consacré à la présence de la Santa dans la plaine du Pô : «A Mantoue, les enquêtes ont montré que la mafia calabraise s'est enracinée depuis des années en mettant sous pression les entrepreneurs locaux», notamment dans le bâtiment, poursuit-elle. Corruption (le maire de la ville a été mis en examen), menaces, voitures brûlées, intimidations «parfois pour des appels d'offres de quelques dizaines de milliers d'euros, c'est du petit business mais qui est fondamental pour faire comprendre qu'ici aussi ce sont eux qui commandent. Mantoue est emblématique de ce qui se passe dans le nord de l'Italie. En apparence, la ville est paisible, les citoyens n'ont aucune idée de ce qui se trame dans l'ombre», précise Canadè. Selon l'institut Demoskopika, le chiffre d'affaires de la Santa au niveau mondial aurait dépassé en 2013 les 50 milliards d'euros, soit près de 2,5% du PIB italien.

«Pax mafiosa»

Les investigations à l'origine du coup de filet policier de la semaine dernière ont en tout cas permis de mettre en lumière que l'expansion de la Santa a entraîné une modification de sa structure : «On pensait qu'à la différence de la mafia sicilienne qui a une organisation pyramidale [avec à sa tête la «cupola», sorte de gouvernement mafieux, ndlr], la 'Ndrangheta était une structure criminelle horizontale, avec une relative autonomie des familles, remarque Francesco La Licata, mais en raison des nouvelles exigences, elle a pris acte de la nécessité d'un pouvoir vertical et concentré», avec un tribunal des clans chargé de juger les affiliés coupables de «fautes» et de garantir une certaine pax mafiosa. «Cette opération est d'une grande importance parce qu'elle intervient avant que cette nouvelle structure n'ait eu le temps de se solidifier», poursuit-il.

Mais en Calabre, où le taux de chômage des jeunes atteint 58 % et où une partie de la population désœuvrée fait preuve, en échange de faveurs (une place à l'hôpital, un permis de construire, etc.), de complaisance envers les parrains, la lutte contre le crime organisé apparaît encore plus difficile qu'en Sicile. «Les 'ndrines sont fondées sur la famille, sur les liens du sang, souligne Enzo Ciconte. Cette structure presque tribale fait en grande partie leur force. Ainsi, à la différence de Cosa Nostra, il n'y a pratiquement pas de repentis parmi les 4 000 à 5 000 affiliés de la 'Ndrangheta, car on ne témoigne pas en justice contre son père ou son fils.»

Il y a sept ans, une première opération de police avait permis d'arrêter près de 300 membres de la Santa. Mais celle-ci n'avait pas plié, montrant une inquiétante aptitude à se régénérer. «Les familles ont jusqu'à huit ou neuf enfants, conclut Enzo Ciconte, parce qu'elles sont dans une logique de guerre. Elles sont prêtes à subir des pertes et à avoir toujours un fils ou un frère pour remplacer ceux qui sont tués ou arrêtés.»