Il y a vingt ans, Bill Clinton établissait par décret un embargo sur le Soudan. Le régime de Khartoum, placé en 1993 sur la liste des pays qui soutiennent le terrorisme, avait notamment accueilli Oussama Ben Laden sur son territoire pendant quatre ans. Dix ans plus tard, les sanctions économiques qui pèsent sur le pays étaient devenues un outil de pression dans la guerre du Darfour. Mercredi, elles auraient pu être levées d’un trait de plume, par un nouveau décret du président américain Donald Trump.
La date avait été fixée par son prédécesseur, Barack Obama, en début d’année : il avait donné six mois à Khartoum pour faire cesser les combats dans les provinces du Darfour, du Nil-Bleu et du Kordofan du Sud, pour améliorer l’accès humanitaire dans les régions touchées par le conflit, pour mieux coopérer dans la lutte antiterroriste et pour arrêter de soutenir la rébellion au Soudan du Sud voisin. En échange de ces preuves de bonne volonté, Washington promettait de mettre fin à l’embargo.
Désaveu pour le pouvoir
«Il faut reconnaître que Khartoum a passé l'examen avec brio. Tout le monde s'attendait à ce que ça marche», explique Mohamed Nagi, rédacteur en chef du Sudan Tribune. «Il y a eu beaucoup d'efforts depuis six mois, et même en termes de démocratisation, ce qui n'était pas dans les critères de Washington, ajoute Jean-Nicolas Bach, coordinateur du Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) de Khartoum. Mais sur le terrain, en réalité, ce n'est pas encore ça. On ne peut pas changer les pratiques d'un tel régime en six mois.»
Donald Trump a finalement choisi… de ne rien choisir. Il a repoussé la décision sur la levée des sanctions à dans trois mois. Un désaveu terrible pour le pouvoir soudanais et une déception pour la population. «Deux décennies de sanctions ont profondément affecté les Soudanais, rappelle Mohamed Nagi. Le Soudan, économiquement, ce n'est pas l'Iran. Il est très dur de vivre avec l'embargo.»
L'administration Trump «reconnaît que le Soudan a fait des progrès significatifs ces six derniers mois», mais elle a «besoin d'un peu plus de temps» pour juger si les critères ont bien été respectés, a expliqué un porte-parole du département d'Etat. «En réalité, Trump ne sait même pas où se trouve le Soudan, donc il repousse le curseur un peu plus loin pour ne pas avoir à trancher», glisse un connaisseur de la région.
George Clooney contre la levée des sanctions
Les rapports de force à Washington ont surtout pu peser plus lourd que la situation humanitaire sur le terrain. «La CIA voulait en finir avec cette histoire lointaine. "America First", c'est censé être la nouvelle doctrine de l'administration. Mais des parlementaires ont écrit à Trump : le lobby anti-Khartoum est très actif parmi les élus républicains, en particulier le Christian Group, qui avait joué un rôle important dans la partition du pays et dans la création du Soudan du Sud, explique Mohamed Nagi. Des militants ont fait campagne en invoquant le non-respect des droits de l'homme, même si la situation des droits de l'homme n'a pas grand-chose à voir avec les sanctions.» L'acteur George Clooney et l'activiste John Prendergast ont publié une tribune dans Time, le 6 juillet, pour dénoncer la levée des sanctions contre un régime «qui est au sommet de la liste des pays qui persécutent les chrétiens et qui bafouent les droits fondamentaux que sont la liberté d'expression et de rassemblement».
Le président soudanais, Omar el-Béchir, est donc prié de patienter encore trois mois avant une éventuelle levée de l'embargo qui isole son pays depuis 1997. Il était déjà, à l'époque, à la tête du Soudan. Entre-temps, le Président a mené une guerre dévastatrice, provoquant la mort de plus de 300 000 civils et le déplacement de 2,5 millions de personnes, selon les Nations unies. Il est le seul chef d'Etat en exercice poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) pour «génocide», «crimes contre l'humanité» et «crimes de guerre» – un mandat d'arrêt international a même été émis contre lui. «La levée des sanctions pouvait être un premier pas pour sortir de la liste des pays soutenant le terrorisme, voire, un jour, dans les rêves d'El-Béchir, mettre fin aux poursuites de la CPI, estime Jean-Nicolas Bach. Elle constituerait, certes, à court terme, un succès politique pour le régime de Khartoum, mais rendrait difficile sa rhétorique classique consistant à tenir les sanctions pour responsables de tous les défauts socio-économiques du pays.»
«Taper du poing sur la table»
Dans un mouvement d'humeur, quelques heures après l'annonce du report de la «période d'examen», Khartoum a décrété qu'il gelait toutes les discussions en cours avec Washington. Avant de se reprendre, ce jeudi, et d'annoncer qu'il «continuerait à coopérer avec les Etats-Unis au niveau bilatéral, par exemple entre les services de renseignement ou les ministères des Affaires étrangères». «C'est une façon de taper du poing sur la table, mais il y a trop d'attente pour que la fâcherie soit durable, juge l'universitaire français. L'espoir était énorme, le régime exprime sa déception. El-Béchir a été très soft jusqu'à présent, il se contrôle.»
La décision de Donald Trump est ajournée au 12 octobre. D'ici là, un tiers des 17 000 Casques bleus de la Mission de maintien de la paix au Darfour (Minuad) auront commencé à quitter le pays. Washington a exigé (et obtenu) une coupe de 600 millions de dollars (525 millions d'euros) dans le budget de l'armée onusienne. Khartoum faisait pression depuis des mois pour le retrait des Casques bleus du Darfour, assurant que cette région ravagée par la guerre est désormais pacifiée. «Il y a une baisse de l'intensité des combats, mais pas de cessez-le-feu, assure un expert. Khartoum est simplement en position de force et n'a pas l'intention de lâcher quoi que ce soit, malgré ce que se raconte la communauté internationale.»