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Enquête

Le réveil de l’activisme indien

Enquête sur les nouveaux protestataires (1/5). Un géant pétrolier texan et son projet d’installation du Dakota Access Pipeline se sont heurtés à la mobilisation des membres de la réserve de Standing Rock, rapidement rejoints par des milliers de militants, peaux rouges comme visages pâles.
Dans le camp de Standing Rock près de Cannon Ball dans le Dakota du Nord, en septembre 2016. (Photo Larry Towell. Magnum)
publié le 16 juillet 2017 à 17h06

Dans la spiritualité sioux traditionnelle, il y a trois mondes : «Celui du ciel et des constellations, celui de la terre, et celui du monde souterrain, où circule l'eau»,énumère l'ethnohistorienne Joëlle Rostkowski, spécialiste des cultures amérindiennes et enseignante à l'EHESS. Les Sioux disent que de ce troisième monde peut surgir un grand serpent noir et, avec lui, malheur et destruction. Le «serpent noir» : c'est ainsi qu'ils ont surnommé le Dakota Access Pipeline (DAPL), une balafre souterraine de près de 1 900 kilomètres de long, qui s'étire du Dakota du Nord jusqu'à l'Illinois, et qui doit transporter 570 000 barils de pétrole par jour. A la manœuvre de ce projet hautement controversé, Energy Transfer Partners.

Face à ce géant pétrolier texan et aux forces de l'ordre envoyées sur place, des plumes, des vestes à frange et des visages peints à l'air grave. Les Sioux lakota ont su jouer des stéréotypes pour capter et conserver, de longs mois durant, l'attention médiatique mondiale. Chevaux au galop, costumes traditionnels, cercles de prière, chants, tipis… «Alors que dans la réserve, ils vivent dans des maisons préfabriquées, remarque la chercheuse. Ils jouent sur l'idée romantique de l'Indien, le gardien de la terre, l'Américain absolu. Les médias sont très friands de ces images, et les Sioux le savent bien.»

Les images de l’opposition pacifique et très photogénique des Sioux lakota, d’avril 2016 à février 2017, ont marqué le monde entier. Le DAPL longe leur réserve de Standing Rock, à la frontière entre les deux Dakotas, passe sous la rivière Missouri, leur unique source d’eau potable, et empiète sur plusieurs de leurs sites sacrés. Le pipeline a mobilisé contre lui des forces de tout le pays, faisant converger communautés indiennes et militants écologistes. Suspendu par Barack Obama en décembre le temps de procéder à une étude d’impact environnemental approfondie, il a été relancé sans ménagement par Donald Trump, au nom de l’indépendance énergétique du pays et de la préservation des emplois liés à sa construction, dès son arrivée à la Maison Blanche, et achevé début mars. Le pipeline, d’un coût de 3,78 milliards de dollars (3,31 milliards d’euros), est opérationnel depuis juin.

«Vous, on peut vous sacrifier»

«Savoir qu'il y a du pétrole qui coule dans l'oléoduc nous brise le cœur, reconnaît Rafael Gonzalez, artiste hip-hop, sioux par sa mère, portoricain par son père, et water protector, comme s'appellent les militants de Standing Rock. En même temps, on ne baisse pas les bras, on essaye d'empêcher la construction d'autres pipelines». Collier de perles et petit anneau entre les narines, Rafael Gonzalez est à Paris en cette fin mai pour une campagne de désinvestissement. Lui et d'autres water protectors ont fait le déplacement, à l'invitation d'ONG européennes, pour montrer du doigt les banques, françaises notamment, qui financent ce type de projets très polluants d'exploitation d'énergies fossiles. «Et puis, on est fiers d'avoir montré au monde qui on était, quelles sont nos valeurs», poursuit-il d'une voix ferme.

A bien des égards, la mobilisation des Sioux de Standing Rock laissera des traces. Elle a réveillé l’activisme indien américain, engourdi depuis l’avènement du Red Power dans les années 70 et 80. Avec le mouvement Native Nations Rise («les nations autochtones se soulèvent»), plus de 400 communautés indiennes ont lutté pour la reconnaissance de leurs droits : droit au respect de leurs croyances religieuses, droit d’être consultés avant tout projet qui concerne leurs terres. Deux acquis reconnus par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, ratifiée par les Etats-Unis en 2010.

«On a découvert l'existence du projet DAPL sur le site internet du Bismarck Tribune, le journal local, s'étonne encore Wasté Win Young, qui vit depuis toujours à Standing Rock et qui a fait, elle aussi, le déplacement à Paris. Nous n'avons jamais été consultés au préalable. Nous avons dit aux représentants de l'entreprise qu'il y avait de nombreux sites sacrés, des sépultures, le long du tracé du pipeline. Et qu'il mettait en danger notre approvisionnement en eau, avec des risques de pollution. Mais la compagnie n'en a eu que faire», s'agace d'une voix traînante la jeune femme, bandeau dans ses cheveux d'encre et étoiles tatouées sur le décolleté.

Deux traités du XIXe siècle ont établi que le territoire était réservé à l'usage des Sioux. Mais les autorités américaines ont construit de nombreux barrages le long du Missouri, donnant aux ingénieurs de l'armée la gestion de certains points du rivage. «Le pire dans tout ça, reprend Wasté Win Young, c'est que le premier tracé du pipeline passait initialement au nord de Bismarck, où vivent des communautés non indigènes. Mais la commission chargée d'encadrer le projet s'y est opposée, estimant qu'une fuite mettrait en péril leur approvisionnement en eau. Leur plan B était de déplacer le pipeline le long de Standing Rock. Ça a envoyé un message clair à notre peuple : vous, on peut vous sacrifier.» En réaction, LaDonna Brave Bull Allard, une des leaders du mouvement, fonde en avril 2016 le premier camp de résistance, Sacred Stone.

«Ce sont des opposants malheureux, mais leur mobilisation a permis aux communautés indiennes de se fédérer et de renouer avec une certaine visibilité médiatique, salue Joëlle Rostkowski. D'un mouvement tribal, on est passé à un mouvement national, ils ont sensibilisé l'opinion de tout le pays, où douze Etats sont concernés par la prolifération des oléoducs. Il y a aujourd'hui un réel courant de sympathie et d'admiration des défenseurs de l'environnement envers les Indiens, parce qu'ils ont su créer un modèle de contestation, une route à suivre.»

Non-violence et lien spirituel

Standing Rock a déjà fait des émules : un camp de résistance s’est installé fin juin en Louisiane pour lutter contre le pipeline Bayou Bridge, autre projet d’Energy Transfer Partners.

L'occupation physique de la réserve, avec plusieurs campements qui ont hébergé jusqu'à des milliers de personnes, fait en effet partie des enseignements de la lutte contre le DAPL. Pendant dix mois, peaux rouges et visages pâles ont migré vers la réserve sioux située entre les Dakota du Nord et du Sud pour faire leur le slogan «Mni Wiconi» («l'eau est la vie», en langue sioux). Tous étaient aimantés par les tweets, images, documentaires et dizaines de Facebook Live, ces vidéos diffusées en direct sur le réseau social, medium massivement utilisé par les water protectors pour dénoncer la brutalité policière en particulier.

«J'ai rencontré des gens venus du monde entier, s'enthousiasme Rafael Gonzalez. Il y avait aussi de nombreux activistes non-indiens, notamment engagés dans la lutte contre la fracturation hydraulique [pour extraire le gaz de schiste, ndlr], ou contre l'oléoduc Keystone XL. Et beaucoup, beaucoup de gens qui militaient pour la première fois.»

Les journées sont rythmées par les actions de résistance elles-mêmes - blocage des sites de construction, activistes qui s'enchaînent aux bulldozers… «Moi, j'allais presque tous les jours au front pour des actions non violentes, raconte Rafael Gonzalez, qui vit en temps normal à Minneapolis. On arrivait à faire fermer les sites de construction pendant des jours entiers, on a beaucoup ralenti le projet.»

La police, longtemps passive, finit par rétorquer violemment. Masques, véhicules blindés, drones et infiltration des campements : des documents confidentiels de Tiger Swan, compagnie de sécurité privée embauchée par Energy Transfer Partner, divulgués fin mai par le site The Intercept, révèlent que des méthodes militaires et antiterroristes ont été utilisées contre les manifestants. «A un certain moment, les autorités du Dakota du Nord ont augmenté d'un cran leur agressivité,déplore Nataanii Means, autre water protector, à la fois navajo et lakota, cheveux longs tirés en arrière. Elles ne s'inquiétaient plus de l'image qu'elles renvoyaient dans les médias.»

Les militants sont aspergés de gaz lacrymogène, reçoivent des balles en caoutchouc, sont mordus par les chiens des forces de l'ordre, arrêtés par centaines. Les images de cette confrontation pastorale et asymétrique ( brutalité d'un côté, non-violence et lien spirituel à la terre de l'autre) sont partagées dans le monde entier via les réseaux sociaux, arme ultra-efficace pour sensibiliser et rameuter encore plus de volontaires sur le camp. Avec un pic en décembre, dans le sillage de l'élection de Donald Trump : «Il y avait un peu un truc du genre "nous allons vers le crépuscule, autant faire quelque chose qui compte"», se remémore Todd Muchow, jeune vidéaste basé à New York qui a passé plusieurs semaines dans le campement d'Oceti Sakowin.

Petite victoire

En dehors des actions de résistance, Standing Rock propose également des conférences, des ateliers sur la culture indienne. «C'était tellement calme et bien organisé que j'avais la certitude que ce camp serait là pour toujours,reprend le vidéaste. Pas d'argent échangé sur place, nourriture gratuite, bio et fraîche…» Toutes les semaines, il faut trier et distribuer les dons du monde entier reçus à Standing Rock : vivres, lampes frontales, sacs de couchage, manteaux, réchauds…

Tous vivent la décision d'Obama, le 5 décembre 2016, comme une victoire. Une partie des militants se démobilise. «L'hiver a été dur, on manquait de provisions, et on a baissé la garde, regrette Nataanii Means. Paradoxalement, la décision d'Obama a brisé la dynamique. Peu de temps après, on s'est mis à entendre les machines qui foraient à nouveau. Tchic, tchic, tchic… On savait qu'une fois Trump au pouvoir, ça n'allait pas traîner. Mais on n'avait jamais pensé que ça irait aussi vite.» L'évacuation des camps s'achève le 25 février.

Les opposants au DAPL tentent désormais de lutter devant les tribunaux. Et ils ont récemment remporté une petite victoire : un juge fédéral a statué, mi-juin, que les impacts d'une fuite de l'oléoduc dans le Missouri n'avaient pas été suffisamment pris en compte par les autorités. Et notamment les conséquences sur «le droit de pêche, de chasse, et la justice environnementale». Avant même de devenir opérationnel, le Dakota Access Pipeline a déjà fui trois fois, en mars et en avril. «Les oléoducs sont mal sécurisés, soupire Joëlle Rostkowski. On voit bien, avec ces fuites, que cette affaire n'est pas un délire d'Indiens passéistes.»

Mardi : Les 500 frères de Guyane