Au milieu de la plaine, attablés sous une bâche, sirotant des sodas près de leur camionnette, trois policiers fédéraux tapent la causette avec deux membres de la police judiciaire de l’Etat de Veracruz. A une cinquantaine de mètres de là, cinq personnes s’activent, plantant leurs bêches, déplaçant leurs parasols au gré des trous qu’elles creusent et de la ronde torride du soleil de juillet. Ce matin-là, elles ont localisé une dizaine d’endroits suspects et remué la terre, sans rien trouver. Ce sont des membres de la Brigade de recherche des disparus. Pas des enquêteurs, ni des légistes, mais des civils. Des proches de disparus armés de pelles et de casquettes qui, en onze mois d’exploration, ont retrouvé 270 corps dans ce pré.
«Nous sommes des rebelles»
Au pays des 30 000 disparus, la plupart victimes d'organisations criminelles et d'autorités complices, ce sont les familles qui déterrent les cadavres. Près du quartier de Colinas de Santa Fe, dans la banlieue de Veracruz, grand port du golfe du Mexique, le collectif Solecito («petit soleil»), formé par des mères et des proches de disparus en 2014, a mis sur pied l'une des premières brigades de ce type du pays. La vaste plaine, qui dessine une grande clairière, est cernée de petits coteaux couverts d'arbres tropicaux, à la lisière desquels s'étendent des dizaines de banderoles jaunes et noires de la police scientifique frappées de l'inscription en espagnol : «Scène de crime, passage interdit.» Les rubans et les piquets qui les soutenaient jonchent le sol, malmenés par les pluies des derniers jours. «Vous ne franchissez pas la zone sécurisée», alerte la représentante de la police judiciaire sans quitter sa chaise. Informée du fait que ladite «zone sécurisée» est impossible à distinguer, elle sourit : «Eh bien, vous voyez, il y a encore quelques piquets qui tiennent debout.» La mission des policiers est d'assurer la sécurité de la brigade de Solecito. Lorsque des ossements sont découverts, ils constatent et alertent la section médico-légale fédérale, qui descend sur les lieux pour collecter les restes. Déterrer la macabre réalité n'entre pas dans les compétences des autorités présentes ce jour-là.
Il y a un an et demi, les mères du collectif, plus d'une centaine, ont compris qu'elles ne pourraient compter que sur elles-mêmes pour retrouver leurs enfants. «Les enquêteurs du parquet fédéral avaient déjà trouvé cinq corps en 2015 sur ce même terrain, mais ils n'ont pas persévéré», explique la leader de Solecito à Mexico, Lucía Díaz. Cette femme coquette, traductrice et interprète de formation, devenue chercheuse de disparus, voyage constamment entre Veracruz, où son fils s'est volatilisé en 2014, et la capitale mexicaine, où elle plaide la cause des familles auprès des responsables politiques. «Tous ces corps étaient là, mais les autorités sont incapables de chercher, ça ne les intéresse pas. Nous sommes des rebelles, des résistantes, car nous agissons à leur place !»
L'an dernier, les mères et quelques proches parents ont organisé une collecte de fonds et des ventes de vêtements pour suivre un cours d'anthropologie médicale et préparer leurs recherches. Lucía Díaz : «Je n'irai pas jusqu'à dire que nous sommes des expertes, mais nous avons acquis quelques connaissances.» En mai 2016, lors de la manifestation qu'elles organisent chaque année le jour de la fête des mères, les femmes de Solecito sont approchées, en pleine rue, par trois individus qui leur remettent un plan griffonné à la main. Le croquis représente une bretelle d'autoroute proche de Veracruz et, au-delà de la voie de chemin de fer, un groupe de croix. Des dizaines de croix et une légende : «C'est là que vous trouverez les corps de tous les disparus.» Cette prophétie choque et intrigue les mères, qui relient cette piste aux cinq cadavres découverts antérieurement.
Les mères décident de former une brigade professionnelle : elles réunissent les fonds pour que certains membres du collectif travaillent à temps plein sur ce terrain. Le 3 août 2016, les recherches commencent. Rapidement, la terre livre ses secrets. Quelques semaines plus tard, les caméras de télévision viennent filmer «la plus grande fosse du Mexique». La brigade en est à son deuxième quadrillage, «pour ne rien laisser au hasard».
«Aujourd'hui nous n'avons rien trouvé, mais au début, les corps étaient partout, il y en avait un à chaque mètre», se souvient Guadalupe Contreras, l'un des «pisteurs» d'Iguala, dans la région du Guerrero, dont il est originaire. Dans cette ville de l'ouest du Mexique, 43 étudiants ont disparu en 2014, séquestrés par un groupe criminel disposant de complicités dans la police. Les déficiences de l'enquête n'ont pas permis de les retrouver ni d'établir les causes réelles de ce crime, au-delà de l'impunité qui régnait déjà dans cette région conquise par les cartels. Dans le sillage de cette affaire très médiatisée, des dizaines de familles sont sorties de l'ombre, révélant l'ampleur des disparitions dans la région.
Cherchant son fils, Contreras a délaissé son travail de maçon pour se spécialiser dans la localisation de fosses clandestines autour d'Iguala, avant de rejoindre la brigade de Veracruz. «Ce n'est plus aussi bouleversant, aussi douloureux qu'au début. Tristement, nous nous sommes habitués à trouver des corps ici», soupire cet homme déjà âgé. Dans chaque mètre de ce terrain et tout autour, il a planté sa «varilla», une tige métallique de 2,20 mètres que les chercheurs enfouissent en terre puis ressortent et hument, en quête d'une odeur indiquant la présence de restes humains. Outre les ossements, les sacs qui les contiennent et quelques lambeaux de vêtements, rares sont les indices retrouvés. L'absence de douilles pourrait indiquer que les victimes n'ont pas été exécutées sur place. Le site était la décharge de cadavres d'une organisation qui l'a utilisée pendant plusieurs années, et encore quelques mois avant la découverte des premiers corps en 2015.
«Perdre jusqu’à l’identité»
Jannette O'Relling, qui cherche son frère disparu depuis 2014, dirige de sa voix grave un labeur dont elle ne voit plus la fin. Joviale, la chef de la brigade conjure par l'humour l'horreur de se sentir quotidiennement en contact avec le mal : «Personne ne devrait mourir de cette façon. Beaucoup de Mexicains sont indifférents à notre drame car ils pensent que ce sont des criminels qui se tuent entre eux», déplore-t-elle. Or, au Mexique, les victimes ont des profils très variés et n'ont souvent aucun lien avéré avec les milieux criminels. Mais beaucoup de familles de disparus, par peur de la stigmatisation ou craignant la complicité des autorités avec les groupes criminels, renoncent à dénoncer les faits ou à fournir leur ADN.
«Le chiffre officiel de 30 000 disparitions est en deçà de la réalité», affirme l'un des fondateurs de la Brigade nationale de recherche de disparus, Mario Vergara. Créée il y a un an, elle effectue des expéditions dans différents Etats du pays. «Le Mexique est une grande fosse, voilà ce que nous avons découvert ! Et le gouvernement s'en lave les mains», dénonce Mario, originaire de la région d'Iguala, où son frère, chauffeur de taxi, a été séquestré il y a cinq ans. Lors de leurs recherches, ces brigades civiles vivent des situations paradoxales. En cherchant leurs proches, les familles trouvent d'autres disparus. Tout en cherchant parmi les morts, elles espèrent toujours revoir leurs proches vivants. Aujourd'hui, après avoir déterré tant de corps, les membres de Solecito ne savent plus comment se définir. «Nous faisons quelque chose que nous n'aurions jamais pensé faire», murmure un membre de la brigade, ami d'un disparu, qui préfère rester anonyme. «Nous travaillons pour rendre des disparus à leurs proches, précise Lucía Díaz. Finir dans une fosse clandestine, c'est perdre jusqu'à son identité. Nous voulons rendre leur nom et leur famille à ces morts.» Or, souvent, les morts restent anonymes.
«Narcofosses»
Le Mexique compte plus de 9 000 victimes de crimes violents non identifiées, dont le parquet fédéral conserve les profils génétiques. De 2009 à 2016, seuls quelque 700 corps ont pu être identifiés via des analyses ADN. «En plus de devoir chercher elles-mêmes leurs disparus, c'est une immense douleur pour les familles de savoir qu'il y a des milliers de corps non identifiés qui sont aux mains des autorités et que, parmi ceux-ci, pourrait se trouver un de leurs proches», analyse l'enquêteur de la section mexicaine d'Amnesty International, Carlos Zazueta. «Il n'y a pas de fichier ADN qui regroupe les données provenant de plusieurs Etats», explique ce représentant de l'organisation de défense des droits humains.
L'absence d'enquêtes et l'impunité qui en découle sont désignées par les experts comme les principales causes de la continuité des disparitions au Mexique. Entre 2007 et 2016, depuis le début de la guerre du gouvernement contre les cartels, plus de 855 fosses clandestines ont été découvertes à travers le pays, selon une estimation de la Commission nationale des droits de l'homme, un organe officiel. En raison des connexions avec les cartels, elles ont été baptisées «narcofosses» par la presse.
Sur le terrain, les chercheurs traquent les indices plus ou moins scientifiques, guettent les signes et les pressentiments. Guadalupe Contreras, par exemple : «Parfois, le paysage me parle. Un sentier déblayé, la végétation qui s'écarte, des déchets, des indices qui montrent le passage d'un véhicule, ou un arbre qui semble me dire : c'est ici, creuse !»
Parmi les dizaines d’histoires que les membres de la brigade racontent, certaines sont troublantes. Comme celle de cette mère qui s’asseyait toujours au fond du pré, sous un petit arbre, pour s’abriter du soleil. Elle ignorait que le corps de son fils serait retrouvé plus tard à cet endroit précis. Il travaillait pour le bureau du procureur de Veracruz. C’est l’un des deux seuls corps, sur les 270 exhumés, qui ont été identifiés et restitués aux familles. Un disparu qui a cessé de l’être.
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