Quand il a rencontré l'avocate russe Natalia Veselnitskaya le 9 juin 2016 dans la Trump Tower, à New York, Donald Trump Jr ne s'acoquinait pas avec le Kremlin. Non : le fils aîné du président américain faisait tout simplement de l'«opposition research» sur Hillary Clinton, cette pratique qui consiste à collecter des informations compromettantes sur son adversaire politique. C'est en tout cas de cette façon qu'il justifie ce rendez-vous un rien suspect en compagnie du directeur de campagne de son père, Paul Manafort, et de son beau-frère Jared Kushner, révélé la semaine dernière. Il aurait sans doute fait de même mercredi devant le comité judiciaire du Sénat qui enquête sur les interférences russes et qui devait l'auditionner à huis clos. Mais «Junior» comme Manafort ont réussi à gagner du temps : ils seraient toujours en train de négocier le moment de leur témoignage au sujet de cet épisode que les détracteurs du Président voient comme une nouvelle preuve de la collusion entre l'équipe Trump et la Russie de Poutine.
Si aujourd'hui beaucoup d'éléments laissent à penser que la discussion a tourné autour d'une levée des sanctions imposées par l'administration précédente à la Russie - en réponse notamment à l'intervention en Ukraine et à l'annexion de la Crimée -, les trois hommes présents à cette réunion n'ont que cette justification à la bouche. «Visiblement, je suis la première personne à accepter un rendez-vous pour entendre des informations sur un adversaire pendant une campagne…» ironise sur Twitter Donald Trump Jr.
«Gros paresseux»
L'argument, repris en chœur par les avocats de la famille Trump, et par le Président lui-même, met en lumière un usage des campagnes aux Etats-Unis tellement courant qu'on y parle familièrement d'«oppo». «Si vous voyez une tortue en haut d'une clôture, elle n'est pas arrivée là par hasard», avait coutume de dire Bill Clinton, citant un adage de son Etat de l'Arkansas. Les petits cancans ou grands scandales qui ponctuent les campagnes sont souvent les trouvailles des équipes d'opposition research, qui viennent ensuite nourrir les médias. Rien n'arrive par hasard. Ainsi de l'arrestation pour conduite en état d'ivresse de George W. Bush, datant de 1976, ressortie des oubliettes cinq jours avant l'élection de 2000 par l'équipe d'Al Gore. Ou la coupe de cheveux à 400 dollars de John Edwards, candidat à l'investiture démocrate en 2008, débusquée par les enquêteurs d'Obama. Ou encore l'ascenseur pour voiture construit à grands frais dans la villa californienne en bord de mer de Mitt Romney - l'équipe d'Obama, toujours, l'avait découvert en 2012 en fouinant dans les documents de rénovation de la maison soumis à la ville de San Diego.
Paul Manafort, le directeur de campagne de Trump, en 2016. Photo Chip Somodevilla. Getty North America. AFP
Ce ne sont pas des histoires de malversations terribles, de corruption massive, encore moins des documents fournis par des espions. Mais, inscrites dans un certain contexte électoral, mises en regard avec des déclarations ou des promesses de campagne, ces révélations peuvent être dévastatrices pour l'image d'un candidat. «Tout est question de timing et de contexte», confirme Larry Zilliox, un détective privé qui s'est lancé dans l'investigation politique à son arrivée à Washington DC au début des années 90, parce que «tout le monde faisait ça». «La plupart du temps, l'information elle-même n'a que peu de valeur. Les campagnes sont chorégraphiées à l'avance, du premier au dernier jour. On sait de quoi on veut parler la première semaine, le dernier mois ou la dernière semaine avant l'élection. Si vous trouvez des informations peu flatteuses sur l'opposant, l'équipe de campagne se demande : à quel moment faut-il les révéler ? Le but, c'est que l'opposant utilise les interviews qu'il donne pour répondre à l'information que vous avez contribué à révéler plutôt que d'expliquer en quoi il est le meilleur candidat», raconte-il. L'enjeu n'est pas de faire sortir l'opposant de la course mais de l'affaiblir.
Ces infos sont toutefois à manier avec précaution. «Il faut toujours faire totalement confiance à la source et connaître l'intégralité du contexte, reprend Zilliox, qui travaille surtout pour des élections locales (comtés, gouverneurs ou membres du Congrès, républicains comme démocrates). Par exemple, si vous découvrez que l'adversaire est très souvent absent au Sénat, avant de faire sortir l'info, de dire que c'est un gros paresseux, vérifiez qu'il n'a pas une bonne explication. Comme, par exemple, s'occuper d'amener sa fille de 12 ans à sa chimiothérapie… Sinon ça peut vite se retourner contre vous.»
L’avocate russe Natalia Veselnitskaya, à Moscou le 8 novembre. Photo Yury Martyanov. Kommersant Photo. AFP
Des élections locales aux présidentielles, en passant par le Congrès ou les postes de gouverneurs, toutes les campagnes font appel à de discrets mais efficaces researchers. Avec plus ou moins de moyens selon l'échelon du pouvoir, explique à Libération Tracy Sefl, qui a fait de l'oppo pour le compte de plusieurs candidats démocrates à la présidence, notamment John Kerry et Hillary Clinton. «Pour une présidentielle, on peut avoir jusqu'à 25 personnes par candidat, décrit cette enquêtrice chevronnée devenue consultante. Dans ce cas, une équipe s'occupe des archives télé, une autre des tribunaux… Il y a des tonnes d'informations à digérer, on a besoin de monde. Hillary Clinton, par exemple, est un personnage public depuis plusieurs décennies. Il y a des kilomètres d'informations, d'images, de déclarations disponibles sur elle.» Les effectifs sont plus modestes - «une poignée» - lors des campagnes pour un siège au Congrès. «L'opposition research est essentielle : c'est une façon de contrôler l'information, assure-elle. Dire qu'on est un meilleur candidat que son rival ne suffit pas, il faut argumenter.»
«Tout le monde veut avoir été Navy Seal»
Rien de sorcier dans les méthodes, qui s'apparentent à un bon vieux boulot d'enquêteur. Eplucher les archives, les dossiers de propriétés immobilières, les casiers judiciaires, les bilans d'entreprises ou les déclarations d'impôts. Faire le pied de grue dans les greffes des tribunaux. Fouiner sur les réseaux sociaux. Exhumer tous les discours, les citations dans la presse, pour y trouver d'éventuelles contradictions. «Nos sources sont publiques, officielles, reprend Tracy Sefl. Vous ne pouvez pas aller dans la rue et croire ce que n'importe quel individu vous raconte. Une campagne, c'est essentiellement une série d'arguments. Un candidat à une élection peut dire ce qu'il veut sur son rival, mais il faut que tout soit étayé avec rigueur.»
Jared Kushner, le gendre de Trump, lors de son audition au Sénat lundi. Photo James Lawler Duggan. Reuters
Selon la nature de l'information, les enquêteurs vont directement voir les médias, ou gardent cette anecdote défavorable à leur opposant pour un discours, une publicité de campagne. Ou leur avocat, si la découverte est particulièrement explosive. «Ce qu'on peut trouver, explique Larry Zilliox, ce sont des malversations immobilières pour blanchir de l'argent, des arrestations de jeunesse pour consommation de stupéfiants… Le plus fréquent, ce sont les gens qui mentent sur leur parcours, et notamment qui se présentent comme des héros militaires. Tout le monde veut avoir été Navy Seal, par exemple, alors que ce n'est pas si difficile de vérifier.»
«Très naïf»
Ces méthodes sont aussi utilisées pour faire de la «self-research» : l'équipe va enquêter pour connaître à l'avance les potentielles faiblesses de son candidat, celles qui pourraient être utilisées par le camp adverse. «Le but, c'est vraiment de ne pas avoir de mauvaise surprise, avance Sefl. S'assurer que vous n'allez pas découvrir en cours de route un article vieux de vingt ans qui va plomber votre candidat.» Ou carrément que la personne qui vous embauche a «menti sur tout», comme c'est arrivé à Larry Zilliox. «Une femme candidate pour un poste dans un comté avait raconté n'importe quoi sur son parcours professionnel, se souvient-il. Elle n'avait jamais été une femme d'affaires à succès, elle avait même été arrêtée sous un autre nom… A un moment, on lui a dit : nous ne voulons plus travailler avec vous.» Ces équipes d'enquêteurs politiques peuvent aussi être mises à contribution par un donateur qui veut s'assurer de ne pas donner de l'argent à un candidat qui pourrait être compromis en cours de campagne.
La rencontre entre Donald Trump Jr et l'avocate russe «n'a pas grand-chose à voir avec de l'oppo, s'agace Tracy Sefl. Ce qu'il a fait était très imprudent, mais en plus, je le prends assez mal qu'il dise qu'il l'a fait au nom de l'opposition research. Sans compter que c'est potentiellement dangereux de collaborer avec une nation étrangère historiquement hostile.» Larry Zilliox lui emboîte le pas : «Il a été très naïf d'accepter ce rendez-vous. Quand vous savez que la source est douteuse, mieux vaut garder ses distances. Tous les enquêteurs politiques savent que le plus important, c'est de ne rien faire qui puisse se retourner contre le candidat qui vous emploie. Je dis toujours aux gens que je forme : "Ne faites jamais quelque chose qui vous mettrait mal à l'aise ensuite dans le cadre d'une interview par le New York Times ou une télé locale. Vous n'êtes pas un espion, et vous ne voulez pas commettre d'infractions."»